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Au plus fort de ses embarras d’argent, le Mitamat avait hérité d’un vieil oncle maniaque et soupçonneux qui depuis vingt ans lui fermait sa porte, — un Sendric de Brantes, son plus proche parent, bourrelier très renommé « qui gagnait, disait-on, ce qu’il voulait. » Il lui venait des pratiques des quatre coins de Provence, et souvent même du fond du Dauphiné. « Personne n’avait jamais vu la couleur de son argent. » Tous les deux mois, un revendeur de la ville d’Orange venait l’approvisionner de pains bis achetés à la porte des casernes ; en échange, le vieux Sendric lui réparait ses bricoles. Le bourrelier passait pour très riche, mais on ne lui connaissait ni terres ni rentes, et de sa vie il n’était entré chez les notaires. Il n’en parlait qu’avec horreur quand il lui arrivait de parler, chose rare. Il vivait seul, à l’écart, en compagnie d’un chien très farouche. L’homme et le chien se nourrissaient d’herbages et de vieilles croûtes ; ils avaient pour gîte une baraque en pierres sèches, près du torrent, hors la bourgade. Dans la baraque, pour tout mobilier, un bahut de vieux chêne, massif, plaqué d’ébène, une hache, un fusil, un télescope, des rasoirs, et les outils du métier, les meilleurs, les plus beaux qu’on pût voir, des aciers de prix sortis des fabriques anglaises. À Brantes, on se racontait des histoires étranges sur ce mystérieux bahut qui restait toujours cadenassé. Lorsque des indiscrets s’avisaient de questionner te bourrelier à ce propos, pour toute réponse, il sifflait son dogue ou montrait le fusil. La hache lui servait à fendre les pains de munition durcis et moisis dont il vivait ; avec les rasoirs, il se faisait la barbe deux fois par jour ; enfin il usait du télescope pour consulter les astres tous les soirs, après souper, et le matin, avant de se mettre à la besogne, il se tirait des horoscopes avec un jeu de tarots.

À quatre-vingt-trois ans, il n’avait rien changé à cette vie. Il couchait sur la dure, tout habillé, sans autre lit qu’une méchante paillasse de feuilles, le chien en travers servant d’oreiller. Un matin, on le trouva roide mort sur son grabat, les bras croisés, tête haute, le fusil entre les jambes ; au chevet, le chien hurlant et pleurant son maître. La justice arriva ; on courut au bahut, que l’on croyait rempli d’or ; on n’y vit que des jeux de cartes, des savonnettes, des piles d’almanachs triples liégeois, au nombre de quatre-vingt-trois, et tout autant de Messagers boiteux numérotés et classés par années ; au fond, sous ces liasses, un baril de poudre, le code et des chevrotines. Lorsqu’on voulut retirer le fusil, le dogue fidèle se jeta en avant sur le mort et saisit le canon avec ses dents. Le coup partit et lui brisa la mâchoire : la canardière était chargée comme un tromblon.

On fouilla la paillasse, elle était bourrée de sacs d’écus. La maison fut explorée en tous sens. On s’attendait toujours à trouver d’autres