Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/385

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

subtils ; le Mitamat glissait au travers, il était insaisissable. — Ah ! quel farfadet, il passe comme l’éclair !

Le plus difficile, c’était de le surprendre sans sa femme ; il ne venait à la cuisine que lorsqu’il était certain d’y rencontrer la Damiane ; d’habitude il se tenait à ses côtés, aidait au ménage et ne s’écartait guère que pour les travaux du four. Avait-elle à sortir, il la suivait pas à pas. — Oh ! le grand simple ! fredonnait la tante en essayant de l’arrêter au passage ; oh ! l’innocent ! toujours après sa Sendrique, comme un enfant dans les jupes de sa mère. Pauvre amour, on l’enlèverait peut-être ! Il est si beau ! Lui, un homme ! oh ! jamais ! — Et pour lui faire honte, à son retour elle racontait tout haut l’histoire de Coq-Poule (Gaôu-Galline), le mari benêt de la légende populaire, qui savonne, cuisine, fait les lits, trait la chèvre, couve les œufs et les vers à soie.

Si par grand hasard le Sendric oubliait de sortir ou se trouvait retenu forcément à la cuisine en l’absence de sa femme, dès que la Damiane tournait les talons, tante Laurence congédiait les voisines. — Partez, partez, je le tiens ; je vais lui tirer les vers du nez ; mais qu’il ne se doute de rien. — Elle virait son fauteuil et courait sus au Mitamat. En toute hâte, elle abordait la grande question des mécaniques, mais avec des détours si compliqués que le Sendric n’y comprenait rien. — Ah ! quel fourbe, se disait la tante, quel fourbe ! Avec ces hommes-là, il faut une prudence d’enfer. Je vais plaider le faux pour savoir le vrai. — Sans prendre garde à toutes ces finesses, le Sendric mettait en ordre le ménage et rôdait çà et là ; tante Laurence le relançait avec une agilité extrême ; à coups de talons, elle poussait son fauteuil à roulettes en tous sens, entre les sacs, les boisseaux, les bûches, sans jamais chavirer. Elle parlait, parlait à cœur joie. Le Sendric se taisait ou répondait par des coq-à-l’âne, et l’entretien se poursuivait ainsi à bâtons rompus : lui, affairé et distrait comme d’habitude, tournant autour des meubles avec des mouvemens brusques et furtifs ; elle, infatigable, sautillant et babillant, donnant la chasse au fuyard, le traquant dans tous les coins. Et sitôt qu’une porte venait à s’ouvrir, le Mitamat s’échappait comme le vent.

En 1838, à la Saint-Blaise, il arriva que la tante Laurence eut enfin toute une grande journée devant elle pour harceler le Mitamat et lui serrer les pouces. Les moindres faits de cette petite guerre domestique s’étaient gravés dans l’esprit du ferrailler ; il les raconta à Marcel avec une grande vivacité de souvenirs, car il avait passé toute cette journée chez le Sendric, et très éveillé par la fièvre, très excité. La veille, il s’était blessé en fendant du bois ; on l’avait couché dans la cuisine, et de son lit il voyait, il entendait tout. On le croyait endormi.