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échapper. Savez-vous qu’il y a des momens dans la vie où l’on n’est point mécontent de se trouver sous la main des pièces de raccord, acier ou cuivre, ou bien de l’excellente ferronnerie d’autrefois ? Si jamais mes enfans font bâtir, pensez-vous qu’ils seront bien malheureux d’avoir en magasinage, sous le hangar, des poutres et des solives comme on n’en trouverait plus d’ici à Toulon ? Mais voyez donc quelles pièces de choix ! et pour rien, pour un morceau de pain ! un marché d’or !

Avec ses marchés, d’or le bonhomme ruinait la maison. Il y eut de mauvaises années, et souvent la détresse était grande au logis. C’était un crève-cœur pour le Sendric : il se désespérait, et passait souvent des mois entiers en vains efforts pour réparer le mal. Alors il n’y avait plus pour lui ni fêtes ni dimanches ; lorsqu’il n’était pas à la boulangerie, il était à sa terre, et les plus rudes besognes ne l’effrayaient pas. Moissons, semailles, vendanges, il se chargeait des plus gros ouvrages sans jamais prendre un aide, et quand la Sendrique lui louait des gens de journée, il les renvoyait. Il s’imposait les plus dures privations et ne cessait de travailler sans relâche. Le soir, après la fournée, il reprenait l’aiguillon ; il attachait une lanterne aux cornes de son bœuf et s’en allait ainsi labourer toute la nuit.

— Me croirez-vous maintenant ? répétait la tante Laurence dans son cercle de voisines. Quand je vous disais qu’il est mitamat ! Vous verrez qu’il va maigrir et tuer notre gros Bannarut (c’était le nom du bœuf). Quel commerce ! Il ne sait plus qu’inventer pour faire le mal.

Si le Sendric s’échappait un instant du travail pour venir embrasser son dernier né Damianet, en entrant dans la cuisine, exténué, tout en sueur et pâle, il entendait la tante Laurence qui disait à l’enfant d’une voix dolente et mourante : « Dors, bien doux trésor, pauvre amour, nous verrons bien si on aura le cœur de te réveiller quand tu reposes. » Le Sendric s’avançait sur la pointe des pieds : la tante, qui avait l’ouïe très fine, feignait de ne rien entendre, elle roulait son fauteuil plus près du berceau d’osier, se penchait sur Damianet, et se remettait à chantonner son petit discours de berceuse comme si elle eût été seule : Dors bien, pauvre amour, doux trésor de la France !

Si Damianet criait et pleurait en perçant ses dents, la tante Laurence murmurait dans son coin : — Ah ! pleure bien, pauvre abandonné ! c’est une vie de malheur qui t’attend ; que tes beaux yeux les pleurent bien toutes leurs larmes, et qu’il ne t’en reste plus pour ces temps de ruine qui arrivent, quand il te faudra souffrir mort et passion ! Il faut bien qu’il s’habitue à pâtir de la faim ; il lui est déjà