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dans la boulangerie de son père le Sendric. Il n’en serait peut-être jamais sorti sans un de ces hasards qui souvent changent toute une destinée. Les Sendric avaient en Dauphiné un cousin de leur nom, qu’ils n’avaient jamais vu : c’était un vieux régent de mathématiques, très savant, très pauvre, d’humeur vagabonde et libre, qui ne prenait pied nulle part, et qui depuis trente ans s’en allait de ville en ville, changeant de collège tous les six mois. Vers 1835, ce cousin vint à Seyanne pour recueillir un millier de francs que lui laissait sa grand’mère. Quand il se vit cette fortune, il déclara qu’il se chargeait de l’avenir de Marcel : il le prit pour élève, l’emmena, et pendant huit ans le garda auprès de lui. Si pauvrement que vécussent le maître et l’élève, la succession de la grand’mère finit par s’épuiser à la longue. Marcel étudiait avec une grande ardeur, et le vieux régent ne voulut plus se séparer de son jeune compagnon. À bout de ressources, il s’adressa en secret aux Sendric pour obtenir quelques secours. Toutes les années, à la récolte des cocons, il recevait d’eux quelques centaines de francs à l’insu de Marcel. À l’automne, Marcel venait passer une quinzaine de jours à Seyanne ; mais dans les derniers temps la gêne fut si grande chez les Sendric, qu’il fallut renoncer à ces voyages de vacances. Lorsque Marcel revint au pays après quatre ans d’absence, il put mesurer la grandeur des sacrifices qu’on s’était imposés pour lui : il en avait le cœur navré. Ces souvenirs, les misères présentes, l’avenir si incertain de cette pauvre maison des Sendric dont il était maintenant le chef, tous ces soucis, ces inquiétudes, jetaient dans son âme une mâle tristesse. Habitué à se sevrer de toute joie, il se reprochait comme une faiblesse la grande amitié qui l’attachait déjà à Mlle Sabine, et il aurait voulu ne plus retourner chez les Cazalis ; mais l’ami Espérit avait décidé que Marcel serait César. Lorsqu’il apprit que Lucien prenait ce rôle, il s’en alla dans les cabarets exciter les tragédiens contre le neveu du maire, et tous déclarèrent qu’ils n’acceptaient pas la démission de Marcel.

Marius Tirart résolut d’en finir par un coup d’autorité. Il prit un arrêté en mairie, et le neveu fut nommé Jules César au nom du roi. Massapan, le tambour de ville, reçut l’ordre de proclamer ce décret à son de caisse ; il fut hué, battu, poursuivi à coups de pierres jusqu’à la commune.

— Il faudrait assembler le conseil, dit alors le secrétaire Lagardelle ; tout ceci tourne à l’émeute : voici le moment de délibérer.

— Le conseil, c’est moi, dit le maire, et je n’ai besoin de personne pour défendre ma commune. Écrivez, je dicte. Massapan, tiens-toi prêt à leur porter ce discours.

— Rien ne presse, répondait le tambour, qui rechignait à la