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en répétant nuit et jour que Lamanosc était un pays inhabitable, ingouvernable, peuplé de coquins, de fourbes, de factieux, de rebelles, il avait pour Lamanosc un attachement profond, fanatique, aussi violent que le patriotisme d’Espérit. Il tenait au sol par les racines, comme un chêne.

Lucien au contraire se sentait tout à fait étranger dans son pays natal. Il admirait fort Lamanosc et la montagne, la beauté des sites, les prés, les moulins, les vieilles mœurs, le vieux langage provençal, mais pour rien au monde il n’eût accepté de vivre une année dans cette poétique bourgade. L’oncle caressait l’espoir de le retenir et de le fixer auprès de lui. Il voulait jouir de son neveu, s’en faire honneur ; il mettait en lui tout son orgueil d’enrichi. Ces loisirs, ces élégances de Lucien, c’était son œuvre à lui Marius, sa création, sa fantaisie, le luxe de sa vie. — Qui dirait que c’est mon neveu ? répétait-il souvent avec sa grosse vanité, mêlée de tendresse et de bonhomie. Il était tout réjoui, lorsqu’il entendait dire autour de lui : — Ce Lucien est né au bon moment. De sa vie il n’aura rien à faire. Son oncle a du foin à lui mettre dans les bottes. — Savez-vous que le père Tirart ne se ferait pas couper les oreilles pour cent mille écus ? — Ni pour cent cinquante, répondait Tirait. Oui, certes, qu’il n’aura rien à faire, je travaille pour lui ; je ne suis bon qu’à ça.

Sur ce point, Lucien était tout à fait de l’avis de son oncle. Et l’oncle travaillait, travaillait sans cesse, et de ses mains infatigables il édifiait sa fortune avec la fierté, l’énergie, l’assurance d’un baron féodal bâtissant sa tour sur le roc. Aux foires, aux marchés, aux abattoirs, on l’aurait reconnu entre mille à sa mine joviale et décidée, à ses airs de commandement. Confiant dans sa destinée, certain du succès, sûr de lui-même, il marchait en maître au milieu de tous, il était là dans son empire : c’était là qu’il fallait le voir avec tout son cortège de marchands et d’acheteurs, ou bien encore chez lui, aux Pique-Lierres, dans sa grande cour, un samedi, le jour de paie, dans son coup de feu des fins de semaine. Il fallait le voir sous son portail, debout à l’entrée du petit escalier, un pied sur chaque borne, sifflant les chiens, versant à boire, faisant passer les moutons entre ses jambes, les comptant un à un en leur tâtant les côtes, pendant que les courtiers venaient prendre ses ordres, acquitter leurs notes ou présenter leurs factures. En même temps les ouvriers et les journalières défilaient devant lui, le pic à l’épaule, le panier sur la tête. Il congédiait ceux-ci, embauchait ceux-là ; éloge ou blâme, à chacun son mot, et tous les comptes réglés, il recevait d’un côté, payait de l’autre. Ses deux mains allaient et venaient comme une navette de tisserand, et les pièces d’argent tintaient sans cesse dans sa longue sacoche de cuir, toujours en mouvement,