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— Mon frère jouit d’une santé de fer, disait doucement Corbin le jeune par manière de représailles ; voilà sa première pleurésie.

— Je ne vois pas M. Dulimbert, dit le maire.

— Silence, répondit à voix basse le rentier Lajarrije ; il n’est pas loin, au salon. Sachez, entre nous, qu’il vous ménage une surprise de serviettes.

Le contrôleur avait l’art de plier les serviettes en coquilles, en éventails, en colimaçons, en cocardes, en tulipes. En dehors de ces fantaisies classiques, M. Dulimbert risquait encore très souvent des innovations hardies. Entre chaque repas, il se plaisait à chercher des motifs originaux, des effets inattendus et variés. Il en rêvait la nuit, et dans le demi-sommeil des grasses matinées mille formes nouvelles venaient assiéger son esprit ; les loisirs de la journée étaient tout entiers consacrés à l’étude de ces combinaisons capricieuses. C’était M. Dulimbert qui, dans les grandes occasions, se chargeait à l’avance de la décoration des plats, c’était lui qui réglait la hiérarchie des places, la correspondance des vis-à-vis, la gradation des vins, en toute chose la convenance et la parfaite symétrie. Son habileté consommée se révélait dans les moindres détails comme dans l’ordonnance générale des services ; il s’acquittait de cet office avec une rare vigilance, en homme qui comprend bien quelle importance est assignée aux dîners dans la vie de province. Ces soins divers n’étaient d’ailleurs qu’un jeu pour le contrôleur, une routine, un délassement après les grandes tensions d’esprit que nécessitait la disposition savante des serviettes. C’était là toujours la difficile, la sérieuse affaire de la journée ; M. Dulimbert y mettait toute sa passion, toute sa conscience.

Pendant que le contrôleur, enfermé à double tour dans le salon, vaquait à ses travaux ingénieux, la conversation s’était engagée sur la terrasse, comme la première fois, par un feu roulant de questions adressées à Lucien. Le neveu saluait ou répondait par monosyllabes ; le maire Tirart n’y tenait plus. — Mais parle donc, disait-il en jouant des coudes. Le vice-président du cercle et le notaire s’étaient remis à compter leurs maîtresses en se désarticulant les doigts. Le rentier Lajarrije marquait les points, Corbin le jeune suivait de l’œil le vol des colombes, le maire fouaillait ses chiens, M. Cazalis s’acquittait de son mieux de son devoir de maître de maison ; mais on ne peut pas toujours parler de la pluie et du beau temps, et les commérages de la gazette ont une fin. Le lieutenant avait épuisé toutes les ressources de son esprit, il était à bout d’artifices et ne savait plus quelle contenance tenir. M. Dulimbert survint fort à propos pour le tirer d’embarras.

Le travail des serviettes était terminé ; le contrôleur accourait, le