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courut en criant après la fugitive, qui hennissait et galopait devant lui. Au sortir de la gorge, la Ley dette s’arrêta net, se dressa sur 868 jambes de derrière, et choisit son chemin. Le vent soufflait du sud et lui apportait l’odeur des herbes fraîches. Elle coupait à droite, à gauche, prenait les traverses, évitait les montées, comme si ces sentiers de chèvres lui eussent été familiers. La Ley dette était en humeur de liberté et paraissait décidée à ne plus porter le bât de sa vie. Le maire la suivait toujours selle au dos. — Ah ! si Perdigal me voyait ! disait-il.

Une sorte de guérite, faite de terre et de pierres longues agencées en écailles, coupait brusquement le sentier au versant opposé de la colline ; tout autour, des plates-bandes garnies de fleurs ; en avant, des ruches alignées au milieu des romarins et des serpolets. La jument s’en alla droit aux giroflées du parterre, caracolant et sautant par-dessus les ruches. Déjà les essaims irrités tournoyaient autour d’elle, lorsque l’homme aux abeilles sortit de son trou, dénoua le rouleau de cordes qui lui ceignait les reins et lança son nœud coulant. La Leydette fut ramenée à son maître honteusement liée aux jarrets. Il se trouva que l’éleveur d’abeilles était un ancien berger du plan Leydet, qui s’était établi depuis quelques années au terroir de Sault ; sa femme tenait auberge à l’entrée du village. Il s’empressa de remettre le maire en son chemin, et voulut même l’accompagner jusqu’à Sault.

En passant sur le communal de cette paroisse, le maire fut frappé de la beauté et de l’abondance des aspics (lavandes) en pleine floraison. Dans les déchirures et les enfoncemens de terrain, partout où la terre n’avait pas été emportée par les pluies, des touffes épaisses se détachaient par grandes plaques bleues sur les roches grises. — Je n’ai jamais fait ce commerce des aspics, dit le maire.

Chemin faisant, il ne cessa d’interroger son compagnon sur les prix de vente et de revient, la récolte, le tirage des lots, les débouchés et les transports, si bien qu’en arrivant à l’auberge, il se trouvait au courant du négoce des lavandes comme un courtier émérite.

La cour et le hangar de l’auberge étaient obstrués par des charrettes chargées de balles de lavandes. On dételait les chevaux. Au moment du départ, on venait d’apprendre la faillite du commissionnaire qui avait acheté ce chargement. Les vendeurs, assis en rond sur leurs carniers, devisaient entre eux de ce marché rompu, mécontens, soucieux, ne sachant à quel parti s’arrêter. Le maire s’approcha d’eux, et s’informa de l’affaire. Après avoir compté toutes les balles, il fit descendre un des sacs, l’ouvrit, l’éventra, plongeant des bras et de la tête au milieu des fleurs ; un tourbillon de poussière bleue volait autour de lui et retombait sur sa figure et sa poitrine,