Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/326

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les instrumens de pêche, et le mât fut coiffé d’un grand filet à mailles brunes dans lequel la lune vint se prendre comme un oiseau.

Les mœurs des habitans de Marken sont communes aux insulaires d’Urk et de Schokland, avec de très légères nuances qu’il serait superflu d’indiquer. Ces deux dernières îles s’élèvent à fleur d’eau comme un rêve de l’Océan. La tradition veut qu’elles aient formé autrefois une île unique : entre Schokland et Urk, il est un point de la mer qui est généralement connu sous le nom de cimetière ; à la surface de l’eau s’élèvent quelques débris de murs. Les pêcheurs ont plus d’une fois déchiré leurs filets dans ces parages. Les habitans de Schokland[1] s’attendent à ce que d’un jour à l’autre ce qui reste de l’ancienne île disparaîtra sous la mer. Les prodigieux ouvrages de brique, de joncs, de pilotis, de roche, par lesquels on cherche à soutenir une terre ruinée, ne font, disent-ils, que reculer cette date fatale. Quand on considère l’état des lieux, on reconnaît que cette crainte n’est point tout à fait chimérique. À la surface de ce sol, que la mer ébranle, les maisons tremblent ; par les gros temps, l’intérieur des maisons s’agite, et les meubles chancellent. En 1825, on crut que les sinistres pressentimens des habitans de l’île allaient être justifiés par une catastrophe définitive. Les eaux montèrent à 10 pieds et 1/2 au-dessus du sol ; la grande digue fut détruite sur une étendue de plus de 200 mètres ; d’énormes pilotis de chêne furent enlevés comme des roseaux ; 26 maisons disparurent ; des hommes, des femmes, des enfans périrent. De cinquante et une vaches qu’on comptait dans l’île en 1824, on n’en voit plus aujourd’hui que cinq. Dans les nuits sombres et par les gros coups de vent, les pauvres bêtes se noient. Les insulaires de Schokland ressemblent aux hommes de l’Atlantide ; ils sentent venir les derniers jours du monde, car après tout cette île ingrate est leur univers : ils ne voient rien au-delà. On se demande, à la vue des dépenses faites pour éloigner une fatale destinée, s’il ne vaudrait pas mieux abandonner aux flots un lambeau de terre marécageux, incertain, littus dubium ; mais les habitans de l’île vous répondraient volontiers : Guenille, si tu veux ; ma guenille m’est chère. Un trait de caractère commun à tous ces insulaires, surtout aux femmes, c’est un attachement profond pour le lieu de leur naissance. Leur cœur tient à ce mélange de terre et d’eau par la racine des habitudes, des goûts et des affections naturelles. L’été, quand le soleil réchauffe les flots et invite l’herbe à croître, on comprend encore ce sentiment ; mais l’hiver, quand les ténèbres enveloppent Schokland, quand les vents ébranlent la digue, mordue par la mer ; quand le phare tremble comme une lumière aux

  1. Schokland veut dire le pays des secousses, à cause des chocs que l’île reçoit des flots.