Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/319

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mi-partie de brique, couvertes les unes de tuiles, les autres d’un manteau de chaume bizarrement découpé, s’alignent le long d’une route plantée d’arbres. Il est convenu qu’ici les portes ne sont pas faites pour entrer dans les maisons ni pour en sortir. Ces portes dorées, gauffrées, sculptées, peintes quelquefois de plusieurs couleurs, sont des ornemens, des hors-d’œuvre. On ne les ouvre qu’aux trois grandes solennités du foyer domestique, la naissance, le mariage, la mort. Le reste du temps, on pénètre dans les maisons par derrière. Quand elles sont simples, ces maisons de bois ne manquent point de charme ; mais trop souvent un goût maniéré les défigure en voulant les embellir. Ici la manie de la propreté s’attaque même à la nature. Les arbres qui bordent la route sont peints en blanc ; d’autres fois ils portent la couleur de la maison devant laquelle ils s’élèvent taillés en muraille. Ces arbres nous ont paru étonnés et un peu confus de leur toilette ; mais ce doit être une illusion de notre part : qu’est-ce qui dans ce monde se trouve ridicule ? On arrive par cette route à Enkhuisen[1]. C’était autrefois une cité florissante. Au XVIe siècle, elle envoyait à la grande pêche une flotte de cent quarante bâtimens protégés par vingt vaisseaux de guerre. On admirait son port, ses édifices, son chantier de construction navale, ses fabriques de sel. Aujourd’hui quelle solitude et quelle décadence ! Une des anciennes portes d’Enkhuisen se trouve à un quart d’heure de la ville : l’herbe a effacé les maisons. Des moutons d’une maigreur apocalyptique broutent cette ville déchue, qui ne sera bientôt plus qu’une ruine. Ses rues pleurent, viæ suæ lugent. Des murs qu’émiette le vent, de vieilles maisons aux écussons de pierre qui ne trouvent plus d’habitans ni de fortunes pour les remplir, des figures d’hommes et de femmes hâves, délabrées, sépulcrales, tout cela déroule un chapitre d’histoire qu’on pourrait intituler : Comment meurent les villes. C’est surtout à l’approche de la nuit que cette scène de désolation et de caducité me pénétra d’une tristesse indéfinissable. La mer était noire sous un ciel sans lune. De moment en moment, le glaive de l’éclair fouettait le sein du golfe ensanglanté. Ce spectre de ville penché sur les eaux était lugubre à voir. Cela nous rappela une ancienne légende du Nord : une jeune fille éprise de sa beauté, morte la veille de ses noces en punition de son orgueil et de sa coquetterie, avait obtenu de revenir toutes les nuits d’orage pour se mirer entre deux éclairs dans la mer !

Nous négligerons les autres villes du Zuiderzée, Medemblik, Harlingen, Workurn et Kampen, qui ne présentent plus, du moins au point de vue de la pêche, qu’un intérêt secondaire, et nous

  1. D’anciens géographes rapportent au hareng l’origine et le nom de cette ville : Enchusa, quasi harenchusa, priore syllaba truncata.