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vertèbres d’un cachalot qui fut jeté sur le rivage en 1617 par une tempête. Ce silencieux débris est comme un commentaire de ces paroles de Job : « Les monstres te racontent, ô Seigneur ! » Dans la principale rue, qui conduit à la mer, on rencontre plusieurs marchands de coquillages. Cette mer, dont on entend la voix, ne se montre elle-même que quand le voyageur a les pieds tout près de l’eau. Le brusque plaisir de la surprise et la grandeur de la scène qui se déploie alors compensent bien cette gradation d’effets qu’on rencontre sur d’autres rivages. Une flottille de pêche, dont les flibots sont ou échoués sur le sable, ou maintenus par l’ancre, ou éparpillés au large, dit ma vieux poète néerlandais, comme les pensées du cerveau de la mer, associe l’image du travail aux souvenirs historiques. Ici l’Océan a lieu d’être fier de la Hollande et des Hollandais. En 1673, de Ruiter défit en vue de Scheveningen les flottes anglaise et française. Ce petit village est d’ailleurs le Cherbourg de la Hollande. Il a vu des exils et des infortunes royales. C’était par une froide journée de janvier 1795 ; les pêcheurs chargeaient dans deux barques des ballots et des malles de voyage ; d’une voiture qui débouchait à l’extrémité du village sortirent un homme enveloppé d’une large pelisse et une femme qui portait un enfant dans ses bras. Cet homme était le prince d’Orange, l’enfant était le petit-fils du dernier stathouder, le futur roi Guillaume II. En 1813, cette plage revit et reçut au milieu des acclamations le représentant de la même famille, assise maintenant sur le trône des Pays-Bas. Si vous continuez sur la droite votre promenade dans les sables, vous rencontrez l’hôtel des bains, où les habitans de La Haye se rendent le dimanche soir pour entendre de la musique. C’est à la tombée de la nuit, quand la mer vole au ciel toutes ses étoiles, un point de vue solennel et magnifique. J’ai assisté, devant cet hôtel, à un feu d’artifice sur l’eau, dont le motif était naturellement l’incendie d’un navire. Je n’ai pas grand goût pour les fusées et les chandelles romaines ; mais ici la vulgarité de ces fêtes se relevait par la grandeur du théâtre. La sombre mer faisait presque à elle seule tous les frais du spectacle, et grâce à son fracas sublime, à ses nuages déchirés, aux catastrophes trop réelles dont l’imagination pouvait se retracer le tableau dans cet incendie artificiel, la scène ne manquait point de majesté.

Cette grande rue, ces jeux, ces bains, ces cafés, ces hôtels, tout cela pointant n’est point Scheveningen. On peut avoir habité cet endroit pendant plusieurs étés et ne point connaître le village des pêcheurs. Derrière d’élégantes habitations, qui servent véritablement de trompe-l’œil, se cachent des rues étroites, de pauvres niches de brique, dans lesquelles se dissimule une population silencieuse et