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démasquant par des résultats, elle romprait les liens des anciennes coalitions, pour donner naissance à des alliances nouvelles. On pouvait du moins espérer que la préoccupation exclusive, énervante, de leur propre conservation, ne paralyserait pas si constamment tous les gouvernemens menacés de révolution, qu’ils devinssent insensibles à tout autre danger. Que cette terreur secrète, que cette sollicitude continue eût un moment de relâche; que la bonne fortune du bon droit voulût que la Russie fît la faute de choisir ce moment pour se trahir, et l’Europe devait se retrouver elle-même. Or cette faute, la Russie l’a commise. L’amener à la commettre eût été la tâche d’une politique habile, devancer même cette occasion pour agir eût été l’œuvre d’une politique audacieuse; mais la faute commise, l’occasion venue, aucune politique sensée ne pouvait hésiter. Il n’y avait plus d’alternative qu’entre une diplomatie assez prompte et assez forte pour ajourner le conflit en faisant reculer l’adversaire et une guerre résolue à propos pour lui arracher, un temps du moins, les armes qu’il tient suspendues sur la tête du fils d’Othman. De façon ou d’autre, plus tôt ou plus tard, mais un jour, un jour enfin, la question devait se poser, et le rôle de la France était écrit. Elle n’aurait point à choisir entre les systèmes de tel ou tel cabinet. Peu importerait le gouvernement, peu importerait même l’opinion de la France. Son intérêt, son honneur parlerait plus haut que sa voix.

Le ministère de lord Aberdeen s’est résolu ou résigné à la guerre; mais il est demeuré longtemps sans y croire. Cette incrédulité était générale; je l’ai vue partagée par les meilleurs esprits. La guerre était probable, qu’on la disait impossible; elle était certaine, elle était imminente, que l’on en contestait encore la probabilité. Une bonne partie des cabinets de l’Europe s’est fait cette illusion. On se disait : « Tout le monde désire la paix; il faudra bien que de manière ou d’autre la paix soit maintenue. » Ce raisonnement faisait la quiétude presque universelle. Il eût fallu dire au contraire, et cela dès l’origine : « Nous marchons à la guerre; il faut donc faire les plus grands efforts, si nous voulons sauver la paix. » Le meilleur moyen de la sauver eût été de n’y pas compter. La sécurité sans prévoyance a été pour beaucoup dans ce qui est arrivé.

Le gouvernement anglais me paraît avoir cru trop tard à la guerre, et je ne sais s’il n’a pas espéré, comme le disaient certains politiques, qu’une démonstration belliqueuse, en avertissant l’Europe du danger, suffirait pour amener un irrésistible retour vers la paix. Bien des gens n’ont prévu qu’une simple guerre maritime, c’est-à-dire quelques blocus, quelques vaisseaux coulés bas, quelques magasins incendiés. Puis, quand il a été question d’envoyer un corps de débarquement, ce n’était pour les mêmes politiques qu’un moyen