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porain de Froissart, tel autre qui semble faire pressentir Commyncs. Voici encore un contemporain de Froissart, mais sans aucun mélange de sagesse didactique ; c’est le peintre des prouesses amoureuses et des batailles chevaleresques, le brillant gentilhomme portugais, Vasco de Lobeira, qui fut la souche, à ce que l’on croit, de l’innombrable liguée des Amadis. Mais pourquoi les chroniqueurs si intéressants du XIVe siècle, chroniqueurs espagnols et portugais, n’ont-ils pas de place ici ? Pourquoi Ayala ne fournit-il pas sa part ? On ne sait, en vérité, comment expliquer une telle lacune. Nous entrons bientôt dans le XVe siècle, et ce siècle, qui, en Espagne comme dans le reste de l’Europe, n’est qu’une période de transition, est très suffisamment représenté par trois ou quatre noms. Signalons surtout (c’est une des trouvailles de l’auteur) ce curieux archiprêtre de Talavera, Martinez de Tolède, avec son livre de morale populaire et pratique dont l’épigraphe pourrait être ce verset de la Bible : Ne dederis mulieribus substantiam tuam. Ni M. Ticknor dans l’History of spanish Literature, ni M. Clarus dans sa Darstellung der spanischen Literatur im Mittelalter, n’ont cité une seule fois l’archiprêtre de Talavera ; il y a plaisir à trouver chez M. Lemcke un spécimen fort étendu de ce singulier ouvrage, l’une des plus précieuses raretés de la bibliographie espagnole.

Le XVe siècle va finir ; quelques années avant que le XVIe siècle fasse son apparition sur la scène, un livre parait qui semble proclamer à son de trompe la mort du moyen âge : c’est le Rabelais de l’Espagne qui l’a écrit, l’ingénieux et cynique Fernando de Rojas. Il suffit de parcourir la Célestine de Rojas pour comprendre quelle distance il y a des récits du Comte Lucanor et de la morale de Martinez de Tolède à la liberté effrontée du disciple de Pétrone. À sa suite se déroule le groupe étincelant des écrivains du XVIe siècle : Oliva et Salazar, qui célèbrent tous deux la dignité de L’homme et semblent avoir ressenti un instant l’inspiration virile de la renaissance ; Hurtado de Mendoza, singulier mélange de Salluste et de Callot, le peintre fantasque de Lazarille de Tonnes et le chroniqueur vigoureux de la guerre de Grenade ; George de Montemayor avec sa pastorale de Diane continuée, surpassée peut-être (c’était l’opinion de Cervantes par la Diana enamorada de Gaspar Gil Polo ; Perez de Hila, qui raconte avec tant de verve et de couleur les luttes des Zégris et des Abencerrages, Caballeros moros de Grenada ; Mateo Aleman, qui recueille l’héritage de Hurtado de Mendoza, et donne un frère à Lazarille de Tormes dans la personne de Guzman d’Alfarache ; puis les écrivains plus sérieux, — l’historien des Indes, Antonio de Herrera, — le subtil et audacieux jésuite Mariana, écrivain supérieur à sa réputation, penseur tenace et profond, qui compromit l’institut naissant d’Ignace de Loyola par sa théorie du régicide, et attira lui-même sur sa tête chargée d’années de rigoureuses punitions en dénonçant les méfaits de la compagnie de Jésus. Louis de Grenade avec ses belles pages religieuses toutes rayonnantes de lumière et d’or, Antonio Perez avec ses lettres politiques, Cervantes avec sa Galatée et ses drames, terminent ce mouvement du XVIe siècle, moins grand sans doute en Espagne qu’en Italie ou en France, en Allemagne ou en Angleterre, mais bien intéressant encore par les germes de vie qu’il contenait dans son sein.