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de la guerre ; la gloire la plus éclatante ne peut rouvrir l’effusion du sang humain. En même temps qu’on observe ce que ce sang répandu pour une grande cause représente d’efforts, de travaux et de résultats ! Il y a un an, les armées alliées débarquaient en Crimée ; le 17 octobre 1854, elles ouvraient le feu contre Sébastopol ; le 8 septembre 1855, elles ont frappé le dernier coup, et dans l’intervalle s’est déroulée une lutte gigantesque. Trois batailles rangées ont été livrées, chaque position a été conquise pas à pas. Et combattre semblait même la moindre des difficultés ; plus de vingt lieues de tranchées ont été creusées autour de la ville ; huit cents bouches à feu ont été mises en batterie sans égaler encore l’artillerie ennemie. Tous les moyens d’attaque étaient dans une proportion semblable. Quant aux résultats, ils sont palpables aujourd’hui. Outre l’effet moral, la flotte de la Mer-Noire, cette flotte, qui était l’orgueil de la Russie et qui pouvait être l’instrument de ses desseins, a disparu obscurément. Dans la ville, les Russes n’ont pas tellement achevé leur œuvre de destruction, qu’ils n’aient laissé intacts les docks, les plus grands établissemens, les casernes, le fort Nicolas et le fort de la Quarantaine. Les alliés ont trouvé dans Sébastopol quatre mille bouches à feu, plus de cinquante mille boulets, vingt-cinq mille kilogrammes de cuivre, cinq cents ancres. Ainsi apparaissent les résultats de cette journée.

La Russie cependant a des amis terribles, grands politiques et non moins grands tacticiens, qui ont imaginé de représenter l’abandon de Sébastopol comme un calcul profond de stratégie. Qu’était-ce après tout que Sébastopol ? Une ville, des murs. En se retirant vers le nord, l’armée russe s’est dégagée d’une impasse et a retrouvé toute sa liberté d’action ! — Le prince Gortchakof se serait bien passé de recevoir le brevet de grand stratégiste à un tel prix, et ses premiers bulletins sur le succès de sa retraite dénotent moins la satisfaction d’un tacticien qui vient de réussir que celle d’un général heureux d’avoir tiré son armée du péril. L’intention de rendre toute liberté à l’armée russe pourrait d’ailleurs n’être point parfaitement remplie. On peut le remarquer aujourd’hui en effet, les armées alliées, dégagées elles-mêmes, occupent Eupatoria, Sébastopol, les lignes de la Tchernaïa, et semblent entrer dans une phase d’opérations nouvelles : de telle sorte que le mouvement stratégique de l’armée russe pourrait d’ici à peu la conduire plus loin que les plateaux du nord et de Mackensie.

Maintenant l’empereur Alexandre vient de faire un voyage dans le midi de la Russie ; il s’est dirigé par Moscou vers Nicolaïef et Odessa. Le tsar, en visitant ces provinces, peut constater quelques-unes des conséquences désastreuses de la guerre et mesurer de plus près ce que la tentative ambitieuse de son père a déjà coûté à son empire ; il peut compter les blessures de la Russie. Y trouvera-t-il quelque conseil de paix ? Là est le doute aujourd’hui. L’empereur Alexandre a, dit-on, le dessein de faire à Nicolaïef un second Sébastopol. Ce ne serait pas là l’indice d’intentions bien immédiates de conciliation. Et cependant plus que jamais peut-être, il faut le croire, les puissances occidentales seraient prêtes, dans leur victoire même, à signer une paix juste, fondée sur la garantie des intérêts qu’elles ont eu la pensée de sauvegarder dans cette longue crise. Résultera-t-il des derniers événemens de Crimée quelque changement prochain dans la situation générale du