Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/209

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une heure. Tu vois que je n’ai pas perdu de temps : les mules étaient au moulin, je n’ai pas voulu attendre, et je suis venu par le chemin de la rivière. Pendant la nuit, l’orage a enlevé la planche, et pour passer la rivière de Mèdes, avec de l’eau jusqu’aux reins

Espérit ne l’écoutait plus, il s’était reculé de quelques pas pour mieux le voir. — Mais lève-toi donc, lui dit-il, là, droit ! Jour du ciel ! comme tu as grandi !

— Et tes cyprès aussi, répondit Marcel. Il y a quatre ans, on n’aurait jamais pu escalader la muraille.

Espérit regardait toujours son ami avec admiration. Il s’écria tout à coup : César, tu vas régner !

Marcel ne comprit rien à cette citation de Voltaire. — Oui, tu seras Jules-César, reprit Espérit. Tout va bien. Tu verras quelles braves gens, ces Cazalis. As-tu rencontré Cayolis ? il a pris une bien belle voix ; il en est, lui aussi. Le sergent Tistet est de retour. Nous avons pour nous le curé et le maire. Il faut décidément que tu sois César, et puisque tu es des nôtres, moi je serai Marc-Antoine. Après-demain, nous irons à la Pioline.

— J’irai où tu iras, dit Marcel, je serai ce que tu voudras, je ferai tout ce qu’il te plaira, mais je te jure que je n’ai rien deviné et que je ne devinerai rien, si tu ne commences pas par le commencement.

C’était demander l’impossible : Espérit avait commencé son histoire par la fin, et, dans son impatience de dire et d’apprendre en quelques minutes tout ce qui s’était passé pendant ces quatre années de séparation, il s’engageait dans mille digressions, questionnait sans cesse Marcel sur son voyage, sa famille, les causes de son retour, écoutait à peine les réponses, donnait les nouvelles du pays et reprenait le récit des mésaventures de la tragédie. Le désordre de ces premières confidences fut encore compliqué par un discours du fadad ; le brave Cabantoux, qui venait d’arriver, s’avisa de donner une explication de la Mort de César. Enfin, comme les trois amis avaient toute la nuit devant eux, à la longue ils finirent par s’entendre.

Le lendemain Espérit présenta Marcel au lieutenant. — Voici mon camarade, dit-il en entrant, voici Jules César : je serai Marc-Antoine. Comme les autres acteurs ne travaillent guère au premier acte, je les ai laissés au village ; il y a d’ailleurs à faire de grands changemens, et tant de monde aurait peut-être effrayé M" Blandine pour la première fois.

— Ma sœur est loin, dit le lieutenant ; on est venu la chercher à midi ; il y a deux malades à la ferme de San-Bouzielli ; nous voilà libres comme l’air, ne perdons pas de temps : êtes-vous prêts ?