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sifflait gaiement dans sa clef d’agate, faisait sonner la montre et tinter les breloques en corail. Quand on l’interrogeait, il répondait d’un visage riant pour approuver. Cayolis avait pris le volume de Voltaire et regardait très attentivement les gravures en fredonnant, une ariette. Espérit était en train de développer ses plus beaux argumens, lorsque Ménicon l’interrompit brusquement.

— Voyons ces rôles ; quel est celui qui a ce costume ? dit-il en montrant le dictateur étendu sur un lit de parade, la poitrine et les bras nus.

— Jules César, l’empereur !

— Eh bien ! dit Cayolis, je jouerai César, c’est décidé.

— Un beau rôle, dit Espérit, mais difficile. C’est dur à apprendre. Il y en a long, je t’avertis. Trois cent dix vers !

— Rien, dit Cayolis, rien, rien. Pour la mémoire, je suis le sans pareil. Chante-moi une chanson, celle que tu voudras, la plus longue de ton cahier ; que je ne sois plus Cayolis si je laisse en route un seul mot !

Espérit entonna une très vieille complainte que Ménicon ne connaissait pas. Le maréchal dédaignait les airs du pays et ne s’adonnait qu’aux chansons d’opéra qui faisaient valoir sa belle voix blanche. Il était très connu pour sa manière de chanter : Amour sacré de la patrie — non-seulement à Lamanosc, mais dans tout le centre et dans plusieurs villes du tour de France. La complainte avait vingt couplets ; à la fin du cinquième, le terrailler s’arrêta en voyant que Ménicon ne cessait de rire et de causer, de tirer les oreilles à Cabantoux et de fouailler les chiens.

— Et le sixième ? dit Cayolis ; allons, reprends tes antiennes pendant que je vais essayer un pas.

De glissades en glissades, Cayolis courut jusqu’à la porte, tourna autour des meubles, battit des entrechats, revint et repartit en valsant avec une chaise, pendant qu’Espérit chantait sa complainte. Au dernier vers, le maréchal s’arrêta, fit une pirouette et psalmodia la complainte ; les vingt couplets furent répétés sans erreur. — Voilà, dit Cayolis en secouant Cabantoux, qui le contemplait avec stupéfaction ; je te donne trente ans pour en faire autant, et toi, Spiriton, qu’en dis-tu ? Pour ta Mort de César, ce sera de même. C’est décidé, je me charge de ce rôle. Perdigal, qui est poète, jouera Brutus, et le général Robin, Marc-Antoine. Tu vois bien qu’il te faut des gens qui aient voyagé. Quant à toi, comme tu n’as pas bonne tête, tu vas rester dans les figurans avec Cabantoux et Bélésis. Pour les autres rôles, sois tranquille, ne t’inquiète de rien ; je me charge de tout. Ce soir j’aurai enrôlé la troupe, et dimanche, à deux heures, nous venons tous manger la salade au château des Saffras. Que tout