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épreuve, il ne se lassait pas d’écouter et d’être réprimandé, mais cette attention obstinée restait toujours sans récompense ; en quinze jours de leçons, il n’avait pas fait un progrès. Il paraissait impossible de lui faire apprendre deux vers ; les eût-il retenus, il les aurait récités d’une façon exécrable.

Espérit n’avait pas lieu d’être beaucoup plus content de lui-même. En donnant des conseils à Cabantoux, il s’apercevait à chaque instant de sa propre faiblesse ; il sentait bien que ces conseils portaient à faux, il le sentait fortement, mais sans pouvoir rien préciser. Nuit et jour il récitait et déclamait son premier acte, à la tuilerie, dans les bois, sur les chemins ; il lisait et relisait la préface, les notes, l’introduction, les commentaires ; ces études opiniâtres ne servaient qu’à lui révéler des difficultés qu’il ne soupçonnait pas, et le jetaient de plus en plus en grande méfiance de lui-même. — Au lieu d’avancer, je recule, disait-il, c’est tous les jours pire. Le professeur Lagardelle avait raison. Ah ! mauvais Espérit, tête fêlée, tête cassée ! Ce serait pourtant le bien de la commune, cette Mort de César ! reprenait-il. Et d’ailleurs on l’a bien jouée à Montalric, et Lamanosc vaut bien Montalric. Plus belle vue, meilleurs airs, moins d’ivrognes ! Nos terres sont plus fortes, nous travaillons mieux la vigne, et je trouve que chez nous les gens ont plus de biais. Ah ! si l’ami Marcel était au pays !

Ces belles raisons ne le tiraient pas de souci. Il n’allait plus ni à ses tuiles ni à son jardinage ; les orgues, la sculpture, la mécanique et toutes les inventions étaient délaissées. Pendant la nuit, il relisait avec acharnement son volume, et le jour il errait dans les champs comme une âme en peine.


VII.

Un matin, comme il traversait la route de Flassans, il fit rencontre du maréchal-ferrant Dominique Cayolis, qui venait d’attacher ses mules aux ormeaux de Notre-Dame. Cayolis était en belle humeur.

— Holà ! dit-il, holà ! seigneur, salut.

— Salut, Ménicon, à l’amitié !

— Salut, Espériton ; as-tu toujours des fourmis dans la tête ?

— Et toi, quelle chanson nouvelle ! où vas-tu ?

— Devant mes jambes ; la terre est grande.

— Toujours le même ? Viens-tu avec moi ?

— Avec toi ? quand les poules auront des dents.

— Alors adieu, Ménicon, moi je vais à Flassans.

— Flassans ? mauvais port de mer ; les chats y meurent. Espérit s’était éloigné de quelques pas lorsque Cayolis le rappela.