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— Oh ! pour là-bas, c’est différent. — Et en quoi ? — Toujours la même réponse ; on dirait qu’ils se sont donné le mot.

— J’aurais dû demander l’avis de M. Lagardelle, dit-il un jour en apercevant le maître d’école qui étalait ses compas et ses niveaux d’eau sur le banc de sa porte ; c’est un homme instruit et qui me sera d’un bon conseil. Salut, monsieur Lagardelle !

— Salut, Espérit.

On entra dans la salle, et l’on se mit à parler tragédie ; dès les premières paroles, le magister fut saisi de colère.

— Une tragédie ! s’écria-t-il en levant les bras. Ah ! malheureux, retourne vite à ton four. Tu n’es jamais sorti de ton village, et tu veux faire jouer des pièces de Paris ! Je te reconnais bien là, et tu seras donc toujours le même ? On est jardinier, on est fontainier, on sait faire sécher des tuiles au soleil, on tourne tant bien que mal un chandelier de terre, et puis un beau jour, sans rime ni raison, quand la tête vous part, on se lance tout à coup dans les beaux-arts ; c’est à faire suer des clous ! Par hasard, serais-tu gradé et diplômé ? Montre un peu tes parchemins. T’imagines-tu qu’on me confierait des expertises et des arpentages, si je n’avais pas fait mes preuves devant les juges compétens ? Mais il paraît que pour les belles-lettres c’est différent, et tu me soutiendras peut-être que je n’ai pas le droit de te demander tes titres ? Alors n’oublie pas de réserver un rôle à la Cadette. Ah ! pauvre ignorant ! maître sot ! Toi, jouer une tragédie ! toi, Espérit ! Sais-tu seulement ce. que c’est qu’une tragédie ? t’en doutes-tu ? T’es-tu jamais demandé quel était le plus fort auteur tragique ? as-tu la moindre teinture de la rhétorique ? soupçonnes-tu les lois du goût ? Voyons, répondez, monsieur le tragédien, monsieur le docteur. Combien comptez-vous de styles ? à quoi reconnaissez-vous le sublime ? Sauriez-vous faire la différence entre le noble et le digne, entre le pondéré et le modéré ? Tu n’en sais rien ; moi, je le sais, et cependant je ne m’avise pas de monter des tragédies. Pourquoi ? parce que je ne suis ni un vaniteux ni un présomptueux, et que votre ignorance à tous m’est bien connue. Je ne monte pas des tragédies, et pourtant j’aurais pu en composer tout comme un autre, car je suis l’enfant de la nature…

Espérit s’était rapproché de la porte à pas de loup. — Monsieur Lagardelle, dit-il, je vous donne mon salut : je vois bien que nous ne nous entendrons pas.

À quelques jours de là, il fit une dernière tentative, au Panier fleuri, au Petit-Paris, au Grand-Alexandre. Perdigal rima une chanson, et les moqueries reprirent de plus belle. Il fut même décidé que le tragédien serait berné, s’il venait à reparaître au cabaret. Espérit commençait à perdre patience ; il s’en alla le long de la