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petits marchands qui se donnent des airs de bourgeois en frayant avec la bonne compagnie. Les paysans et les ouvriers ne s’y hasardaient jamais. Le Café d’Apollon était un lieu très respecté, très redouté, une sorte de tribunal qui décidait en dernier ressort des réputations. Ce tribunal tirait une grande force de sa permanence ; il n’y a que cette auberge et celle de la Mule d’or qui soient fréquentées pendant la semaine. C’était encore un grand centre d’élections, et l’huissier Fournigue y avait un pied-à-terre. Les habitués disaient toujours le cercle en parlant du Café d’Apollon. C’étaient bien les plus mauvaises langues du pays, le notaire Giniez en tête ; mais on ne pouvait pas trop se plaindre, entre eux ils ne se ménageaient guère et se détestaient cordialement. Cette auberge était située sur la place, et souvent, en allant aux offices, les filles faisaient un détour pour entrer à l’église par la petite porte latérale, dans la crainte de passer sous les yeux des terribles censeurs. Espérit pensa fort sagement qu’il n’avait rien à espérer du Café d’Apollon : le notaire Giniez voulut l’arrêter sur la porte ; mais le terrailler fit la sourde oreille et descendit à son château des Saffras. — Il faut avouer que ça n’a pas pris, dit-il. Enfin ! à dimanche prochain !

Vint le dimanche, et les choses n’en marchèrent pas mieux. Partout même échec, aux auberges, au jeu de boules, au cours, au plan de l’église, où se louent les journaliers. — Mauvaise journée ! se dit-il. Ce sera pour l’autre semaine. Petit à petit l’oiseau fait son nid.

Espérit n’était pas homme à se décourager pour quelques moqueries au début d’une entreprise. Il connaissait par expérience les résistances et les retours soudains de l’opinion publique, et souvent déjà par sa ténacité il avait vaincu les routines les plus obstinées. Lorsqu’il avait parlé pour la première fois de border la rivière de peupliers et d’oseraies et d’établir en aval une écluse comme à Caromb, tous les rieurs avaient été contre Espérit ; on l’avait même chansonné, car à Lamanosc on fait des couplets à tout propos et souvent très bien tournés ; Perdigal s’y est rendu célèbre pour ses rimes provençales. En dépit des chansons et des railleries, barrages et digues flottantes s’étaient élevés en moins d’un an.

— Eh bien ! dit alors le Café d’Apollon, à la première crue d’eau tous ces travaux seront emportés. — L’orage éclata, et les digues résistèrent. — Ce sera pour les pluies d’automne, disait le notaire Giniez. — A l’automne, il en fut de même, et de même les années suivantes ; l’écluse tint bon et fut encore consolidée par le tassement des terres. On en retira du franc limon à charretées, les peupliers poussèrent comme des pêchers et donnèrent bientôt un bel ombrage ; les talus, les berges se gazonnèrent naturellement, et tous les