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choix ; les rôles étaient distribués d’après le caractère, les habitudes, les passions des acteurs qu’il avait en vue. Une seule chose l’inquiétait : comment satisfaire à toutes les ambitions que cette tragédie allait susciter ? De quelle façon ménager ou repousser les candidatures rivales qui allaient se produire ?

Il fit le tour des auberges les mieux fréquentées du village : — le Mouton couronné, le Petit-Paris, le Grenadier des Alpes, le Panier fleuri, la Mule d’or, la Croix de Malle, le Tivoli du Midi. Comme il n’était pas homme de cabaret, sa présence fut remarquée ; il fut entouré, poussé, harcelé de questions et bientôt de moqueries, lorsqu’il eut lancé ce mot de tragédie, qui n’avait pas un sens très clair pour les paysans de Lamanosc. La plupart l’entendaient prononcer pour la première fois de leur vie : c’étaient ceux qui riaient le plus et qui ne se lassaient pas de malmener Espérit. À la Mule d’or, cela faillit même tourner à mal. Espérit s’adressa d’abord au teinturier Triadou, dont l’humeur sombre lui paraissait bien cadrer avec le personnage de Brutus. Triadou s’imagina qu’on voulait se moquer de lui en lui proposant ce rôle. Il était d’un naturel méfiant, et d’habitude il prenait les choses à contre-sens ; il lui arrivait d’entrer en colère quand on le saluait et de se mettre en fureur si on oubliait de lui faire bon accueil. — Il y a quelque chose là-dessous, se disait-il. — Le teinturier était du reste un personnage important de la commune, il possédait un gros bien au terroir des Baux, et depuis longtemps on le connaissait pour un des premiers lutteurs du pays.

Le malheur voulut qu’au moment où Espérit s’adressait à Triadou, le joyeux chansonnier Perdigal entrât en ce moment à la Mule d’or. Le chansonnier savait à fond son Triadou et l’excitait à plaisir, quand il y prenait fantaisie.

— Calme-toi donc, dit-il en faisant le bon apôtre ; il n’y a pas offense, vieux brutal, Espérit a raison.

Le teinturier brisa sa chaise. — Ah ! vous croyez me mener, dit-il, nous allons voir.

Espérit et Triadou avaient déjà quitté leurs vestes et s’apprêtaient à se gourmer, lorsque le caporal Robin fit son entrée. Robin s’interposa et fut accepté comme arbitre. Il était à Lamanosc depuis trois semaines. Le soupçonneux Triadou, qui toute sa vie s’était tenu en garde contre ses meilleurs amis, avait eu, dès le premier jour, foi à Robin et lui avait livré son âme. Il croyait, admirait, imitait tout ce qui venait de Robin. Le caporal revenait d’Alger ; il était très épris de couleur locale et ne savait plus marcher qu’avec des babouches : Triadou était convaincu que Robin n’aurait pu faire un pas sans ses pantoufles. Le caporal se coiffait d’un tarbouch, jurait en arabe et ne parlait jamais provençal ; il avait rapporté d’Afrique la passion