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bientôt plus qu’une lande sauvage ! Ah ! notre maire ne sait pas qu’il y a des épargnes qui ruinent ! Pousse, brave chiendent, pousse toujours ! Voilà ce que c’est que de faire travailler des étrangers, des vagabonds ; est-ce que les bras manquent dans notre commune ?

A la pointe du plan Leydet, du côté de la route, il y a un bouquet d’ormeaux libres qu’on appelle la Tousque. Au pied de ces arbres, on a creusé un trou profond, où l’eau suinte sous les mousses et les capillaires. Cette source est la seule qu’on rencontre en venant de la plaine : aussi les voyageurs s’arrêtent-ils toujours à la Tousque pour faire boire leurs bêtes et prendre courage avant la montée. Le meunier de Malaucène venait d’y faire halte, avec ses mules, sans qu’Espérit y prit garde. On entendait encore le clarin grêle des sonnettes qui marquaient dans le lointain un rhythme monotone.

— En voilà un qui trouve sans doute la terre trop basse ! s’écria le maire lorsque le meunier fut parti. Il ne m’a pas salué parce que je suis en habit : c’est son droit ; mais s’il est aussi trop fier pour ramasser les crottes de ses bêtes quand il a des paniers vides, c’est mon droit d’en profiter. Il ne faut pas que ça ne serve qu’à fumer la bise. Arrive, Espérit.

Alors le maire courut à la Tousque, et se mit à balayer la route avec ses mains.

— Vous avez raison, dit Espérit, qui était venu l’aider. Attendez que je vous casse une branche.

— Ni branche, ni rien, dit le maire. Et ces mains, Espérit ? Crois-tu donc. que je ne sois pas le fils de mon père ? Un ménager qui n’aime pas le fumier, c’est comme un soldat qui craindrait de se salir avec la poudre ; moi, ça me réjouit les mains.

— Et ça réjouit la terre, dit Espérit.

— Dis donc que c’est le sang de la terre. Avec du fumier, je voudrais couvrir le Ventoux de blés, de luzernes, de garances, depuis les Abeilles jusqu’à la Sainte-Croix ! C’est le vin, c’est le feu de la terre.

Quand le fumier fut bien balayé, poussé dans un sillon, relevé, tassé, maçonné de terre, Espérit ouvrit de nouveau sa marmite, piqua un poivron, et reprit ainsi son discours le couteau à la main :

— L’an passé, monsieur Marius, la jeunesse de Montalric a joué la tragédie de César. Or Montalric ne vaut pas Lamanosc.

— Mais tu me l’as dit vingt fois, s’écria le maire exaspéré. Tu me feras devenir bouc avec ta vote de Montalric. Puisque tu veux parler, raconte-moi une autre histoire. Voyons, qu’as-tu inventé de nouveau, médecin des puces ? Où en est ta musique ? Tu passes pour sorcier, dis-moi ce que tu as vu dans la lune ?

— Monsieur Marius, dit Espérit, j’ai vu dans la lune qu’un maire doit écouter les gens du pays quand ils viennent pour le bien de la