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l’Auzon : pas plus loin que le plan Leydet pour vous servir. Il se peut bien que je reste ici tout le jour. Je suis un peu las, votre compagnie me plaît, et vous savez bien que nous avons à parler longuement ensemble, notre maire, très longuement, sans rien oublier. Vous avez eu le temps de réfléchir. La Cadette n’est pas là, et votre jument ne prendra pas le mors aux dents.

— Encore ta comédie ? Va-t-en au diable !

— Oh ! pour cela jamais, monsieur Marius. Cherchez un autre moyen de vous délivrer de moi ; mais je crois que cette fois-ci il vous faudra les gendarmes. En attendant, je vais casser une croûte ; voici une yeuse qui a poussé ici exprès pour moi.

— Je ferai couper tous ces arbres, dit le maire, ça me dévore trois éminées de bonne terre.

— Les bûcherons ne manquent pas dans le pays, dit Espérit.

Il s’assit tranquillement sous le chêne vert, la tête à l’ombre, le corps au soleil, puis il tourna sa besace, la fit glisser sur l’herbe, l’ouvrit et la vida lentement, posément, en homme qui a du temps devant lui.

— La table est mise, dit-il. A votre service, monsieur Marius. Si cela vous va, tirez votre couteau et piquez dans la marmite. Et maintenant, écoutez-moi. Aussi vrai que nous sommes des braves gens et que voilà un poivron au bout de mon couteau, il faut qu’aujourd’hui vous m’entendiez, notre maire. Vous êtes venu ici pour faire pacte pour vos huiles, et vous voyez clair : après la récolte, elles tomberont bas, il n’y a plus à craindre de gelée, et cette année les olives casseront les branches dans tout le bas pays, de l’autre côté de la Durance. Vous attendez ici Tonin du Vallat de la Bernarde, qui doit en même temps estimer votre garance en terre ; mais sa bête est malade, il n’arrivera au plus tôt que sur les neuf heures. Regardez l’ombre du roucas, nous avons une heure pour causer à l’aise. Voici donc mon petit système : l’an passé, la jeunesse de Montalric a joué une comédie, et très bravement…

— Ah ! l’horrible chantier ! dit le maire, c’est tout pierre et chiendent. Regarde un peu si ce n’est pas une abomination. Je suis sûr qu’il n’a pas un pied de profondeur. Tiens, Espérit, ajouta-t-il en prenant de la terre à poignée et la pétrissant, vois quelle forte terre ! touche-moi ça, comme c’est beau ! et penser que voilà trois années perdues !

Espérit vanna la terre dans ses mains, et répondit au maire qui le regardait fixement, les lèvres ouvertes, l’œil en feu :

— Belle terre, mauvais travail. Je me sens une grande joie. Pousse, brave chiendent, pousse, pousse toujours, et que toutes les mottes se changent en sables et cailloux ! Et que le plan Leydet ne soit