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ficelle. Le maire Tirart, à genoux au milieu de ses valets de ferme et des bergers, faisait la prière du soir ; Espérit s’arrêta discrètement sur le seuil de la porte. Vers la fin de la prière, un petit berger s’étant endormi, le maire lui asséna un rude soufflet pour le réveiller. L’enfant se mit à jurer, les pâtres éclatèrent de rire, le maire allongea des gourmades, et, frappant à droite, à gauche, fit tant de bruit pour imposer silence, que toute la cuisine fut bientôt en rumeur. Un des battus souffla sur la lampe de fer suspendue à la cheminée, les cris redoublèrent, Espérit s’en alla comme il était venu.

— Au fait, se dit-il, ce n’est pas le bon moment. Brave homme que le père Tirart ! mais sur le soir il est irrité par son gros travail de la journée. C’est au saut du lit qu’il faut le prendre ou bien à table : le matin, on est plus gai.

Un matin donc, après s’être costumé, il prit le chemin de la rue des Pique-Nierres. Le maire déjeunait dans la grande cuisine, avec tout son entourage de valets de ferme et de bergers qu’il faisait manger à sa table. Marius Tirart était un homme déjà sur l’âge, mais encore très vert, très actif, trapu, haut en couleur, œil brillant, lèvres rouges, mains fortes et velues comme la poitrine.

— Salut, les amis ! dit Espérit en entrant le chapeau sur la tête, comme c’est l’usage à Lamanosc. Et toi, Marius, l’appétit y est-il ?

Il y avait déjà longtemps que le maire Tirart cherchait à rompre avec ces habitudes familières des paysans comtadins ; il ne pouvait plus se faire à ce tutoiement, à ce Marius tout court dont ils usaient obstinément avec lui. Lorsqu’il était en visite chez son préfet, en grande compagnie de gens titrés et décorés, à tout propos on le saluait du titre de maire avec toutes sortes de politesses, et l’envie lui venait alors d’introduire ces belles manières à Lamanosc. Par malheur pour Espérit, il se trouva que le maire avait dîné la veille chez son préfet ; il était revenu d’Avignon, très décidé à se faire respecter à Lamanosc comme dans les villes.

— Eh bien ! Marius, reprit Espérit d’un ton très dégagé, comment te va le courage ?

— Tiens, voilà de mes nouvelles, dit le maire, et de son poing fermé il fit voler à dix pas le chapeau d’Espérit. Espérit répondit par un coup de bâton qui brisa les bouteilles sur la table, et que le maire esquiva très heureusement. Des courtiers de commerce arrivèrent en ce moment fort à propos, et la querelle en resta là. Espérit s’en retourna à sa tuilerie sans grande rancune, et de sens rassis il donna tout à fait raison au maire. — C’était son droit, se dit-il, il était chez lui ; j’aurais peut-être dû lui tirer mon chapeau.

Dans l’après-midi, Espérit revint chez le maire ; il portait sous son bras une grande bouteille de cinq pots. Le maire avait envoyé les