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autour d’Espérit, comme une nuée de moucherons. — Les ânes au feu ! qu’ils sautent le feu ! À la danse ! à la danse ! — Ces enfans étaient liés jeunes. Espérit les écartait en faisant siffler son bâton sur leurs têtes, mais en évitant de les toucher. Quand ils virent que ce n’était qu’un jeu, ils se jetèrent à la bride de l’ânesse et s’efforcèrent de l’entraîner jusqu’au feu, d’autres lui tiraient et lui tordaient la queue. Espérit, pour se dégager, frappa légèrement le plus importun des assaillans ; l’enfant se jeta à terre en poussant des gémissemens affreux. On entoura Espérit, et pendant qu’il répondait aux menaces par un discours fort honnête, on attacha un fagot d’épine enflammées à la croupière de la Cadette. Excitée par les piqûres et les brûlures, l’ânesse s’emporta furieusement et partit droit devant elle, renversant tout sur son passage. En moins de dix minutes, Espérit se trouva à une demi-lieue de Montalric, sur le bord d’une rivière ; il mit sa bête à l’eau pour la laver et la panser ; avec des feuilles de romarin écrasées, il lui composa des onguens ; d’un lambeau de chemise, il lui fit des bandages solides, et, l’ayant ainsi radoubée, il reprit tranquillement le chemin de Lamanosc.

Quelques instans plus tard, le terrailler avait tout à fait oublié ses mésaventures de la journée. La Cadette pâturait en marchant ; Espérit, assis sur la croupe, se laissait aller à ses mouvemens incertains et lents, les bras pendans, le nez aux étoiles. Il rêvait de Jules César et de la république romaine.


II.

Plusieurs semaines après la Saint-Quinid, tous ces souvenirs de tragédie fermentaient encore dans la tête d’Espérit, si bien qu’un beau matin il se réveilla avec un violent désir de faire jouer la Mort de César à Lamanosc. Il revêtit son grand costume des dimanches ; pour plus de cérémonie, il se coiffa d’un chapeau rond que lui prêta le professeur Lagardelle, maître d’école du village, et, quoiqu’il ne fût pas fumeur, il alluma un cigare pour se donner une tournure. Ainsi équipé, il s’en alla résolument chez le maire. Le maire était en foire. — Allons, tant mieux ! dit Espérit ; ce n’est pas trop d’une semaine de plus pour réfléchir avant de lui parler, à ce père Tirart !

A huit jours de là, dans la soirée, il revint chez le maire.

Marius Tirart, maire de Lamanosc, habitait, à l’entrée du bourg, une vaste maison dont les dépendances se prolongeaient jusqu’au fond de la rue des Pique-Nierres. Les hangars et les grandes cours s’étendaient sur les derrières jusqu’aux prairies qui bordent le chemin. Les chiens, qui connaissaient Espérit, le laissèrent passer sans aboyer ; il franchit le portail, mit la main au loquet et tira la