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démêler avec lui. En revanche, l’estime est le grand mobile de l’amour chez les âmes sévères, éprouvées et nobles, et c’est elle seule qui détermine les choix réellement sérieux, cette chose si rare. Pourquoi, lorsque Marguerite a commis un mensonge pour sauver son frère, qui est venu, au risque de perdre la vie, dire un dernier adieu à sa mère mourante, a-t-elle peur d’avoir perdu précisément l’estime de M. Thornton? Pourquoi pleure-t-elle en secret de ne pouvoir expliquer cette faute prétendue? C’est que l’estime d’un tel homme est d’un prix inappréciable aux yeux d’une femme telle que Marguerite. Est-ce qu’elle se soucierait d’expliquer sa conduite à une autre personne? Cet incident révèle pour ainsi dire Marguerite à elle-même.

Tout cet amour de Marguerite et de M. Thornton est très beau, très sérieux, très anglais, froid comme le nord, sans folles flammes, sans allures séduisantes, sans mièvreries sensuelles ni galanteries surannées. C’est réellement l’amour de deux âmes qui sont faites l’une pour l’autre, de deux âmes faites pour s’unir ou pour rester éternellement solitaires, enveloppant l’une et l’autre leur timidité sous une apparence d’orgueil et leur chaleur d’âme sous une apparence d’insensibilité. Ces âmes se reconnaissent l’une l’autre lorsqu’elles se rencontrent, et devinent ce qui est caché en elles sous ces voiles protecteurs dont elles se couvrent pour se garantir de l’importune curiosité des indifférens et des oisifs. Tous ces sentimens sont traités avec cette délicatesse mêlée de force qui distingue mistress Gaskell, qui donne à son talent un caractère tout particulier. Elle ne tombe pas en effet dans les défauts habituels aux auteurs de son sexe; elle voit la société sous un jour plus large et plus sévère, sans pour cela abdiquer les qualités féminines. Quand on compare ses écrits à ceux des dames anglaises qui ont eu le plus de succès dans ces dernières années (Currer Bell exceptée), on voit tout de suite l’immense différence qui la sépare d’elles. Comparez Mary Barton par exemple à l’Uncle Tom’s Cabin : la charité de mistress Gaskell n’est pas sentimentale, comme celle du romancier américain; elle est singulièrement éclairée, impartiale; elle s’aide de l’analyse et s’appuie sur les faits; elle n’attaque ni ne soutient les maîtres et les ouvriers, elle instruit le procès des uns et des autres et leur dit la vérité. Mistress Gaskell joue dans ces querelles sociales le rôle de Marguerite Hale dans l’émeute dont nous avons cité le récit : selon elle, parce que M. Thornton est dans son droit, ce n’est pas une raison pour que ses ouvriers aient tort, ou réciproquement. Leurs griefs aux uns et aux autres ont une cause qu’aucune des deux parties ne veut voir, et mistress Gaskell, s’appuyant sur le privilège d’inviolabilité de son sexe, indique les raisons de ce malentendu. Elle joue le rôle d’arbitre en invoquant pour ainsi dire ses droits de femme.