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cessation du travail; mais si une grève prolongée est nuisible au fabricant, elle l’est bien plus à l’ouvrier, car il se prive volontairement par là de son unique ressource. Ajoutez qu’une telle détermination est non-seulement insensée, mais tyrannique, car, pour être efficace, une grève doit être générale et forcer ainsi, bon gré mal gré, tous les ouvriers d’une même ville à cesser leurs travaux, qu’ils le veuillent ou non. Ces populations se déciment et s’affament elles-mêmes. Mistress Gaskell se montre très hostile en général aux grèves et aux trade unions, et nous retrouvons dans son nouveau roman plus d’une scène qui rappelle les douloureux tableaux déjà tracés dans Mary Barton. Il y a là quelques exemples terribles des conséquences désastreuses que produisent ces résolutions désespérées. Une grève générale a eu lieu à Milton, et l’un des meneurs est Nicolas Higgins. Défense expresse a été faite à tous les ouvriers de la ville de travailler aux prix nouvellement établis par les patrons; mais tous les ouvriers n’ont pas le caractère intraitable de Higgins, tous n’ont pas un ménage relativement aussi bien tenu, tous n’ont pas une famille aussi restreinte; c’est assez dire que beaucoup auraient bonne envie de faiblir. De ce nombre est un ami de Nicolas Higgins, John Boucher, pauvre homme d’un faible caractère, chargé d’enfans, et qui ne peut résister à leurs cris et à leurs plaintes. Cependant lui aussi il doit faire grève forcément, c’est l’ordre général et auquel il ne peut se soustraire sans danger. Voilà donc un homme placé dans cette affreuse situation, ou de laisser sa famille mourir de faim, ou d’être traître envers la classe à laquelle il appartient. Il y a une scène terrible entre lui et Higgins. Ce dernier le rassure, l’encourage, et subvient comme il peut aux besoins de sa famille; mais enfin Boucher, poussé par la faim, va demander de l’ouvrage à son ancien patron : il est ignominieusement chassé et se noie de désespoir. Une autre scène plus pathétique, et qui mérite d’être citée tout entière, c’est le siège de la manufacture de M. Thornton.

M. Thornton, avec le caractère que nous lui connaissons, n’a pas voulu céder à ses ouvriers, et il n’a pas voulu davantage suivre l’exemple de ses confrères et fermer momentanément sa manufacture. Il a donc fait venir des ouvriers de l’Irlande. On peut juger de quel œil ont été vus les nouveaux-venus. La foule se précipite vers la manufacture justement à l’heure où miss Hale est venue réclamer un service de mistress Thornton, qui ne répond point et écoute d’un air préoccupé. En ce moment, une clameur se fait entendre.


« Miss Hale s’arrêta. Mistress Thornton ne répondit pas immédiatement; tout à coup elle se leva et s’écria:

« — Ils sont aux portes! Appelle John! Fanny, appelle-le! Ils sont aux portes! ils vont les enfoncer! Appelle John, dis-je.

« En même temps que les cris de Mme Thornton, le bruit sourd de la foule,