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comme le maître, en véritable Anglais habitué à être roi dans son logis, et se creuserait volontiers des fossés pour en interdire l’accès aux étrangers comme un baron féodal. Nulle envie d’aller espionner les affaires du maître, ni rôder dans ses corridors. Quant à ses idées morales, si nous en croyons mistress Gaskell, elles consistent surtout dans les sentimens naturels du mari pour sa femme ou du père pour ses enfans; de religion, peu ou point; de lecture de la Bible comme en Écosse ou partout ailleurs en Angleterre, encore moins. Un certain athéisme non systématique, tout instinctif, sortant des profondeurs de l’âme comme un cri de douleur et de malédiction, fait exprimer à l’ouvrier des paroles de haine et de vengeance; mais cet athéisme n’a rien d’enraciné : c’est la forme sous laquelle se résume toute une vie d’amertume. Les femmes non plus n’ont pas de sentimens religieux bien arrêtés, et elles les remplacent par des désirs, des hypothèses, des rêves maladifs de béatitude céleste, si bien que dans les ménages de prolétaires décrits par Mme Gaskell, on dirait le millénium vivant côte à côte avec l’incrédulité, ou encore la nouvelle Jérusalem de l’Apocalypse plongée dans les puits de l’abîme. Ce contraste, déjà admirablement marqué par l’auteur dans la peinture des ménages de Mary Barton, est reproduit également dans North and South. Rien n’est pénible comme de prêter l’oreille à ce duo plaintif et amer, et c’est une corde que Mme Gaskell fait admirablement vibrer. Nous félicitons l’auteur de la modération de son esprit, car elle possède un talent extrêmement dangereux. Oh ! quelle musique douloureuse dans ces sanglots! Ne croyez pas que tous les sentimens de la femme ne soient que douceur et religion, et les sentimens de l’homme que rudesse et sauvagerie; non, les plaintes de la femme sont amères, et les cris de l’homme souvent tendres et affectueux. Une grève vient de se déclarer dans la ville et Nicolas Higgins en fait partie; écoutez cette conversation entre Marguerite Hale et Bessy Higgins, la pauvre fille des manufactures.


« — Bien, dit Marguerite, parlons de cela quelquefois, si vous croyez que cela soit vrai. Mais dites-moi, votre père s’est-il mis en grève?

« — Oui, dit Bessy sourdement, et d’une voix fort différente de celle qui résonnait une ou deux minutes auparavant, lui et beaucoup d’autres, tous les ouvriers de Hamper et d’autres encore. Les femmes sont cette fois aussi furieuses que les hommes : les vivres sont chers, et il leur faut donner à manger à leurs enfans, je pense. Supposez que les Thornton eussent employé l’argent du diner où vous êtes invitée à leur envoyer de la viande et des pommes de terre, ils auraient apaisé les cris de plus d’un enfant et raffermi le cœur de plus d’une mère.

« — Ne parlez pas ainsi, dit Marguerite, vous me donneriez du remords d’aller à ce diner.

« — Non, dit Bessy, il y en a qui sont prédestinés aux fêtes somptueuses,