Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa promesse on adressant à miss Hale quelques duretés qu’elle supposait méritées. En somme, mistress Thornton est une maîtresse femme, comme on disait autrefois, une femme sur laquelle on peut se reposer avec confiance, qui fait bonne garde aux portes de sa maison, n’y laisse entrer personne et n’en laisse rien sortir!

Volonté, opiniâtreté, telle est la note morale dominante chez tous les personnages de ce livre. Tels maîtres, tels ouvriers. « Comme cet homme est orgueilleux! Il y a chez tous ces hommes du nord quelque chose du granit de leurs rochers,» dit un soir M. Hale à Marguerite en revenant de visiter Nicolas Higgins. Nicolas Higgins était un ouvrier des manufactures que Marguerite avait rencontré plusieurs fois dans ses promenades. La première fois qu’il la vit, elle souriait en passant de quelque pensée qui lui traversait l’esprit, et tout surpris de sa beauté, dans sa rude courtoisie du nord, il lui avait adressé familièrement ces mots : « Vous pouvez bien sourire, ma fille; plus d’une sourirait volontiers d’avoir une aussi agréable figure, » Ce compliment, dit avec un accent de sincérité, avait gagné le cœur de Marguerite. Le brave homme avait une fille devenue phthisique à la suite de travaux prolongés dans les manufactures. et un jour que Marguerite la rencontra avec son père, touchée de son air de souffrance et de douceur, elle lui remit spontanément le bouquet qu’elle tenait à la main. Cet élan du cœur tout désintéressé, et que les malheureux apprécient plus que l’aumône, établit des relations entre Marguerite et la famille Higgins. Ce ne fut pas sans peine; ainsi que mistress Thornton, Higgins n’aimait pas qu’on s’occupât de ses affaires, ni à recevoir chez lui des inconnus. « Je ne suis pas honteux de mon nom, je m’appelle Nicolas Higgins; elle s’appelle Bessy Higgins. Pourquoi voulez-vous venir nous voir? répondit-il lorsque Marguerite lui demanda son nom et son adresse: je n’aime pas à voir chez moi des gens que je ne connais pas. Mais vous êtes étrangère, c’est facile à voir; peut-être ne connaissez-vous pas beaucoup de monde ici. Vous avez donné à ma fille des fleurs de votre propre main, venez si cela vous fait plaisir. »

Nicolas Higgins est un de ces caractères avec lesquels mistress Gaskell nous a déjà fait faire connaissance dans Mary Barton, et qui se distinguent de tous les autres caractères populaires par deux traits d’ailleurs essentiellement anglais, une insociabilité féroce, une indépendance sauvage et un profond amour de la famille. Cette insociabilité indépendante, orgueilleuse, fruit d’un pays où les hommes aspirent avant tout à la liberté, et où la liberté est la tradition historique même, contraste singulièrement avec cette sociabilité dangereuse, inquiète, susceptible et taquine, qui distingue nos populations ouvrières, filles d’un pays d’égalité. L’ouvrier ferme sa porte