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grandeur commerciale de cette ville; il savait qu’il exerçait une part de pouvoir réel dans le monde, et que sa position lui faisait une responsabilité. Qu’il veille bien sur ses affaires, qu’il calcule juste dans ses spéculations, qu’il se garde de toute imprudence et qu’il se défie de toute timidité, car un faux calcul de sa part peut le ruiner, et à sa suite tous ses confrères; une imprudence peut déshonorer le commerce de sa ville, et un excès de timidité laisser la concurrence étrangère prendre les devans.

Avec de pareils soucis, un homme est excusable de ne pas être tendre ni très sentimental, et de tout rapporter à cette mesure virile de la vie, la vigilance et l’action; aussi M. Thornton n’a-t-il que mépris pour cet épicuréisme moral qui jouit trop vivement et trop à loisir des belles choses. « J’aimerais mieux, dit-il, une vie de travail et de souffrances, bien plus, de chutes et d’insuccès ici, qu’une vie prospère dans les vieux bosquets fanés de ce que vous appelez la société aristocratique du sud, où les jours s’écoulent lentement dans une aisance insoucieuse. On doit y être englué de miel et incapable de se lever et de marcher. » A quoi Marguerite répond fort bien que s’il y a dans le sud moins d’excitation, il y a aussi moins de misères, et qu’on n’y rencontre pas dans les rues de ces gens qui marchent la tête basse et l’air soucieux, qui souffrent et haïssent à la fois. Ces raisonnemens ne peuvent convaincre M. Thornton. Bon au fond et compatissant, il n’aime pas, avec son sens pratique, à mêler les questions de sentimens aux questions d’affaires. Lorsqu’il est obligé de diminuer le taux des salaires, ce n’est point par intérêt personnel : c’est que les circonstances l’y obligent, et si on lui demande pourquoi il ne fait point part de ces circonstances à ses ouvriers, il répondra qu’ils ne le comprendraient pas, et que d’ailleurs il n’a que faire d’initier le public au détail de ses affaires. Du reste, dans la direction de sa manufacture, il entend être le seul maître, et ne veut point y établir un gouvernement constitutionnel dont il sera le roi contrôlé par un parlement de prolétaires. Il applique dans son intérieur le système qu’on a nommé le despotisme éclairé. Tant pis pour ceux à qui il ne conviendra point; il n’est pas homme à reculer. Tel est M. Thornton, représentant des caractères du nord, sans grâces extérieures, solide, opiniâtre, d’un courage à toute épreuve, d’une âme dure et forte comme un marteau de forge, et d’un cœur vaillant et fidèle comme une épée d’acier.

Sa mère, mistress Thornton, femme digne d’un tel fils, mérite une mention spéciale. Pour la vigueur et la résolution, elle vaut mieux qu’un homme, et elle ajoute encore à ces vertus viriles les grandes vertus féminines, l’économie, le goût du travail, le dévouement. On dirait une de ces femmes, fidèles compagnes des barbares