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espérant davantage ; puis, se ravisant trop tard, il l’avait redemandée, mais alors inutilement. Plus sa faveur diminuait, plus croissait son irritation, et bientôt il se mit à la tête des ennemis du cardinal.

Mme de Chevreuse espéra être plus heureuse en demandant le gouvernement du Havre pour un tout autre personnage, d’un dévouement éprouvé et de l’esprit le plus fin et le plus rare, La Rochefoucauld. Elle eut ainsi récompensé des services rendus à la reine et à elle-même, fortifié et agrandi un des chefs du parti des Importans, et diminué Mazarin en enlevant un commandement considérable à une personne dont il était sûr, la nièce de Richelieu, la duchesse d’Aiguillon. Le cardinal réussit à la sauver sans paraître s’en mêler. « Cette dame, dit Mme de Motteville, qui, par ses belles qualités, surpassoit en beaucoup de choses les femmes ordinaires, sut si bien défendre sa cause, qu’elle persuada à la reine qu’il étoit nécessaire pour son service qu’elle lui laissât cette importante place, lui disant que n’ayant plus en France que des ennemis, elle ne pouvoit trouver de sûreté ni de refuge que dans la protection de sa majesté, qui en seroit toujours la maîtresse ; qu’au contraire celui auquel elle vouloit donner ce gouvernement avoit trop d’esprit, qu’il étoit capable de desseins ambitieux, et pourrait, sur le moindre dégoût, se mettre de quelque parti, et qu’ainsi il étoit important pour le bien de son service qu’elle gardât cette place pour le roi. Les larmes d’une femme qui avoit été autrefois si fière arrêtèrent d’abord la reine, qui, après avoir fait réflexion sur ses raisons, trouva à propos de laisser les choses en l’état où elles étoient. » C’est sans doute Mazarin qui suggéra à la duchesse d’Aiguillon les solides et politiques raisons qui persuadèrent la reine, tant elles s’accordent avec le langage qu’il tient sans cesse à la reine dans ses carnets. Mme de Motteville dit qu’il « la confirma dans l’inclination qu’elle avoit de conserver le Havre à la duchesse d’Aiguillon. » Ici, comme en bien d’autres choses, l’art de Mazarin fut d’avoir l’air de confirmer seulement la reine dans les résolutions qu’il lui inspirait.

Remarquez que ce n’est pas nous qui prêtons ces divers desseins, cette conduite liée et conséquente à Mme de Chevreuse, mais La Rochefoucauld, qui devait être parfaitement informé : il la lui attribue et dans sa propre affaire et dans celle des Vendôme, Mazarin ne s’y trompe pas, et plus d’une fois dans ses notes secrètes on lit ces mots : « Mes plus grands ennemis sont les Vendôme et Mme de Chevreuse, qui les anime. » Il nous apprend aussi qu’elle avait formé le projet de marier sa fille, la belle Charlotte, qui avait déjà seize ans[1], avec le fils aîné du duc de Vendôme, le duc de Mercœur, tandis que

  1. Charlotte-Marie de Lorraine était née en 1627.