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en songeant qu’il a l’air d’un homme. Il a même toute une théorie à ce sujet qu’il expose à Marguerite, théorie vraie et admirable, et sur laquelle certaines gens pourraient réfléchir. — Le gentilhomme, dit-il, ce n’est réellement qu’une surface et une apparence faite pour le plaisir des yeux, comme un objet précieux, sur lequel la vue oisive aime à se reposer; c’est une nature d’homme, ce n’est pas la vraie nature de l’homme; c’est une nature d’homme artificielle, limitée, capable d’actions de courage et d’héroïsme, mais seulement dans certaines conditions et dans certaines circonstances. Que signifie ce mot gentleman et qu’indique-t-il d’ailleurs? Rien, après tout, que la nature des relations de l’homme avec ses semblables; mais allez donc appliquer ce mot pour définir les vertus, le mérite, le courage d’un Robinson Crusoë dans son île déserte, d’un prisonnier enfermé dans un cachot pour toute sa vie, d’un saint dans son exil de Pathmos : cette expression sera ridicule et vous paraîtra bien mesquine en elle-même lorsque vous chercherez le mot propre pour désigner de tels caractères. L’homme, ce qu’on appelle réellement l’homme, domine donc le gentilhomme autant que l’éternité domine le temps, et qu’une vérité absolue domine une mode passagère.

Cette petite théorie indique assez que M. Thornton n’est pas une intelligence vulgaire; son éducation est incomplète cependant, ayant été forcément interrompue. Son père mourut lorsqu’il n’avait encore que quinze ans, laissant des affaires embarrassées. Il lui fallut s’acquitter d’une double tâche : travailler pour soutenir sa mère et travailler pour relever le crédit de sa famille. A force d’économie et de privations, les dettes de son père avaient été payées; mais, lorsque cette tâche était accomplie, une autre s’était présentée : travailler pour faire sa fortune et entourer la vieillesse de sa mère de toute l’aisance qui lui avait été refusée pendant cette période de crépuscule de la famille. Au milieu de tels embarras et de tels devoirs, les études qui servent uniquement à embellir l’esprit et à orner la vie avaient été fort négligées; mais aujourd’hui que la fortune avait récompensé ses efforts, il tâchait de réparer de son mieux cette lacune regrettable, et M. Hale le citait parmi ceux de ses élèves qui montraient le plus de goût véritable pour ces études, si éloignées des préoccupations habituelles de son esprit. M. Thornton n’était pas non plus un simple fabricant, c’est-à-dire qu’il ne considérait pas son métier sous un rapport égoïste et borné. On l’aurait beaucoup offensé, si on lui eût dit que son but était la conquête de l’argent. Non, il avait au plus haut degré cette espèce d’orgueil local qui pousse souvent aux grandes entreprises, et qui enlève aux poursuites individuelles ce qu’elles ont d’âpre et d’égoïste. Il était fier d’appartenir à une ville manufacturière et de contribuer pour sa part à la