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se soit senti petit jusqu’à un certain point, lorsqu’il s’est trouvé en présence de quelqu’un de ces hommes sur les domaines qui leur sont propres. On est forcé d’estimer, d’admirer même leur solidité, leur justesse de calcul, leur faculté de précision dans tout ce qui regarde les affaires pratiques, leur manière non pas virile ni mâle, mais masculine, de comprendre la vie et le but de la vie, sans aucune de ces subtilités jésuitiques, de ces sentimentalités, de ces mièvreries féminines, de ces regards rétrospectifs, quelquefois touchans et très souvent ridicules, jetés sur la civilisation du passé, qui caractérisent l’autre partie de la société. Un grand manufacturier est réellement une manière de souverain; il en a tous les attributs, toutes les charges et tous les devoirs. Il a, lui aussi, le déficit à craindre, les séditions à prévenir ou à réprimer; il a ses facultés d’observation à exercer dans le choix de ses ministres responsables, contre-maîtres, commis, caissiers; il a une diplomatie extérieure à entretenir, et il s’acquitte de toutes ces charges à son très grand profit sans doute, mais aussi à son très grand honneur. S’il était possible de convaincre les manufacturiers de l’importance du rôle qu’ils remplissent et de leur donner certaines idées morales qu’ils n’ont pas, ils seraient vraiment dignes d’être les chefs de notre société, car s’ils n’ont pas encore la connaissance de ce qu’il y a d’élevé et d’idéal dans le gouvernement et la politique, ils en ont toute la science mécanique, et en font mouvoir tous les ressorts dans leur petite sphère avec une régularité, un art et une rectitude de mouvemens que personne n’a jamais possédés avant eux au même degré.

M. Thornton, le manufacturier de Milton, tel qu’il nous est dépeint dans le roman de mistress Gaskell, pourrait passer dans tous les pays du monde pour le représentant parfait de cette classe d’hommes et du degré de civilisation auquel elle est arrivée. M. Thornton est un homme d’environ trente ans, bien bâti, musculeux, aux larges épaules, et dont on pourrait dire ce qu’un grand écrivain anglais dit quelque part de Richard Arkwright : ce n’était pas un Apollon. Il n’a pas le moins du monde l’air distingué, et au premier coup d’œil personne ne lui appliquerait la belle épithète de gentleman. Son extérieur cependant n’a rien de vulgaire, et il a frappé Marguerite à première vue comme une révélation de certaines choses qu’elle ne soupçonnait pas. « Avec une telle expression de résolution et de puissance, aucune physionomie, si ordinaire soit-elle, ne pourra jamais passer pour vulgaire ou commune. Je n’aimerais pas avoir affaire avec lui, il est d’apparence inflexible; après tout, un homme qui semble bien fait pour son état, sagace et fort comme il convient à un marchand. » M. Thornton a connaissance d’ailleurs de ses désavantages; il sait qu’il n’a point l’air d’un gentilhomme, et il s’en console