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débitans, et, au lieu de proclamer la liberté des transactions, taxer la viande de boucherie ? Ainsi en est-il dans toute la sphère des intérêts. On ne regarde comme bien faites dans notre pays que les choses où le gouvernement met du sien. On le réclame à la ronde comme tuteur, coadjuteur, associé, agent responsable ; on attend de lui des subventions, des subsides, des garanties d’intérêt. Il tient tout dans sa main, les industries agricoles et manufacturières par les tarifs, les compagnies financières par le droit d’autorisation, les petites entreprises par les faveurs ; il donne à son gré ou retire la richesse. De là, pour l’activité du pays, une position subordonnée qui l’empêche de porter tous ses fruits et d’atteindre tous ses développemens. Dans le domaine du travail comme ailleurs, il n’y a point de dignité sans indépendance. C’est ce qu’a compris l’industrie anglaise ; elle ne s’est livrée à personne, et a tenu par-dessus tout à disposer d’elle-même ; elle s’est rattachée à la liberté, sachant bien que la liberté a ses charges et ses abus, mais sachant aussi qu’elle donne à ceux qui s’y appuient sincèrement la force nécessaire pour supporter les unes et atténuer les autres.

Ainsi, en examinant les choses sans prévention, l’orgueil nous est moins permis qu’on ne le présume, et un peu plus de modestie ne nous messiérait pas. L’exposition de 1855 nous a montrés tels que nous sommes, les maîtres dans l’empire des travaux d’art et des produits raffinés, les souverains de la mode, les arbitres du goût ; elle ne nous a pas assigné une place équivalente dans la grande fabrication, celle qui dessert les besoins les plus universels. Et, comme pour rendre ce contraste plus sensible, des pays nouveaux dans l’industrie, tels que la Suisse et l’Autriche, ont fait en plus d’un genre un pas très brillant et très marqué. Quand, après un demi-siècle d’expérience, un régime économique donne des résultats pareils, on peut se demander si on ne fera rien pour en sortir. N’essaiera-t-on pas de ces voies nouvelles où l’Angleterre est entrée depuis dix ans, et où elle a trouvé une prospérité et une grandeur sans exemple ? de l’autre côté du détroit, la liberté du commerce a fait des miracles ; depuis qu’elle prévaut, tout a prospéré, rien n’a dépéri. Il en sera ainsi de toute expérience semblable faite avec suite et avec bonne foi. La liberté économique ne trahit que ceux qui doutent d’elle, en usent timidement, sans conscience et avec l’espoir de la prendre en défaut ; elle reste fidèle à ceux qui la servent loyalement. C’est le pain des forts, et, à moins d’avouer leur infériorité, toutes les nations qui comptent dans le monde seront amenées avant peu à en adopter le principe et à en supporter les conséquences.


LOUIS REYBAUD, de l’Institut.