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ville manufacturière? Et ce n’est pas seulement le climat qui sera insupportable à sa famille. Comment sa femme, qui appartient à un monde semi-aristocratique, sa fille, élevée à Londres et qui a un si profond dédain pour le monde des boutiquiers, et lui-même, qui a toujours vécu dans un monde poli et lettré, qui a toujours été honoré et regardé comme un supérieur par les bons paysans et les honnêtes fermiers au milieu desquels il a exercé ses fonctions, — comment supporteront-ils la société de marchands et de bourgeois illettrés, ne comprenant la vie que sous sa forme la plus âpre et la plus sauvage, ne poursuivant qu’un but, la richesse, ne connaissant de supérieur que l’homme plus riche qu’eux-mêmes, estimant toute chose selon le prix qu’elle coûte et tout homme selon le capital qu’il représente? Si vous voulez connaître les sentimens de ce petit monde sur le commerce et les commerçans, écoutez cette conversation qui se tenait au foyer de M. Hale quelques jours seulement avant la grande résolution.


« Dans la dernière quinzaine de septembre arrivèrent les pluies et les tempêtes d’automne. Marguerite fut obligée de rester plus sédentaire qu’elle ne l’avait été jusqu’alors. Helstone était à une assez grande distance de tous ceux de leurs voisins qui avaient à peu près le même degré d’éducation et de culture intellectuelle qu’eux-mêmes.

« — C’est certainement une des localités les plus retirées de l’Angleterre, dit mistress Hale de son ton de voix le plus plaintif. Je suis constamment à regretter que le papa n’ait personne qu’il puisse réellement fréquenter, — il est tellement seul ! — Ne voir personne que des fermiers et des paysans du commencement à la fin de la semaine! Si nous demeurions à l’autre extrémité de la paroisse, il y aurait quelque ressource; nous ne serions plus qu’à une courte distance des Hansfield, les Gormon ne seraient qu’à une promenade de chez nous.

« — Les Gormon! dit Marguerite, sont-ce ces Gormon qui ont fait leur fortune dans le commerce à Southampton? Oh! je suis fort contente alors que nous ne les visitions pas. Je n’aime pas ces boutiquiers. Je pense qu’il est infiniment plus agréable pour nous de ne connaître que des paysans et des gens sans prétention.

« — Il ne faut pas être si dédaigneuse, Marguerite chérie! dit sa mère en pensant secrètement à un jeune et beau M. Gormon qu’elle avait une fois rencontré chez M. Hume.

« — Non certes, et je ne le suis point; je puis même dire que j’ai un goût très large : j’aime tous les gens dont les occupations se rapportent au travail des champs, j’aime les marins et les soldats, j’aime les trois professions lettrées, comme on les appelle. Je suis bien sûre que vous n’avez nulle envie de me faire admirer des bouchers, des boulangers et des fabricans de chandelles, n’est-il pas vrai, maman?

« — Mais les Gormon n’étaient ni bouchers, ni boulangers, c’étaient de très respectables carrossiers.