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éclat ! » Puis il se disait presque aussitôt, quand les chastes contours de lady Jessing s’imprimaient au fond de son cœur : « Ce serait vraiment indigne de s’attaquer à une vie qui est sous la protection des plus saintes choses. Quelle douleur pour Wormset, qui m’aime d’une amitié si loyale et si sincère, s’il me voyait conspirer contre la mémoire de son fils ! Il eût éprouvé un chagrin moins poignant, j’en suis sûr, à être outragé dans sa personne qu’en ce cher fantôme. Son âme serait blessée en même temps partout, et dans ses plus secrètes profondeurs. L’un de ses cultes serait détruit, l’autre insulté. Je mêlerais à son deuil des amertumes inouïes, je lui enlèverais sa consolation unique, j’empoisonnerais la source des larmes qui le soulagent. Non, cela est impossible, et quand, ce qui est si invraisemblable, lady Jessing elle-même viendrait à moi, m’offrant ce qui m’a toujours séduit, l’attrait, le tout-puissant attrait d’amours dangereuses et nouvelles, je crois qu’en vérité je résisterais. Il en était là de ses pensées quand lord Wormset, demandé par un officier, sortit pour un moment du salon ; alors Régis se leva et s’approcha du piano. Les mains de lady Jessing couraient sur les touches d’ivoire comme si un démon les eût emportées. La vue de ces petits doigts minces, brillans et agiles, ramena l’esprit de Régis à l’ordre d’idées qui lui était le plus familier. Puis, parmi les natures que l’habitude tyrannise avec le plus de violence, il faut mettre au premier rang, à coup sûr, celle du chasseur d’émotions amoureuses.

— Vous jouez divinement, lui dit-il, cet air infernalement tendre dont je suis ému jusqu’à la souffrance.

Et comme elle repartit : — Je suis étonnée que vous ayez été ainsi saisi immédiatement par une musique qui me semblait exiger une certaine initiation.

— Il y a bien des regards, fit-il, tout chargés de pensées inconnues, qui pénètrent soudain jusqu’au fond de votre cœur.

Tout en laissant errer sur le piano ses mains, qui ne tiraient plus que de vagues accords, elle tourna la tête de son côté. En ce moment, lord Wormset rentra. La soirée se prolongea encore un peu : puis Régis sortit, s’élança sur son cheval, et, à travers les ténèbres, regagna sa tente au galop.


III.

La tente de Régis était occupée des deux côtés par deux lits de cantine. Le lendemain du jour où notre histoire a commencé, Fœdieski et Kerven fumaient sur ces couches guerrières leurs cigares du matin.

— Mon cher, disait Kerven, quoique d’habitude je dorme assez bien, cette nuit je t’ai surpris en flagrant délit d’insomnie. Tu n’as