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promis de retourner à sa tente. C’est dans cet asile transparent, que les feux du soleil colorent le jour et où pénètrent la nuit les rayons des étoiles, qu’il a eu, dit-il, ses meilleurs instans. La tente est, pour certains hommes, une cellule guerrière qui a, comme la cellule religieuse, ses mystérieux visiteurs ; Régis le sait, et toutefois je dirai. puisque je veux le peindre tout entier, qu’il est loin d’être un anachorète. Paris, où sa jeunesse s’est écoulée, l’a toujours attiré. Là, chaque année, quelques mois d’hiver détruisaient l’œuvre de ses printemps et de ses étés. Il oubliait les graves pensées, les austères ardeurs de l’isolement et du péril, pour se livrer aux plus mondains et aux plus passagers des divertissemens romanesques, car, il le disait lui-même en riant, il était romanesque comme une vieille fille. Seulement ses romans n’étaient pas de ceux où les candides regards peuvent se glisser. Il avait le goût des passions violentes, il cherchait à en ressentir et à en inspirer. À ce passe-temps, il recevait des blessures ; mais en France, disait-il aussi, il guérissait les plaies de son corps, et en Afrique il guérissait les plaies de son âme.

Il venait d’entrer au 10e hussards quand éclatèrent les événemens qui amenèrent notre armée à un feu digne d’elle. Son régiment fut désigné pour prendre part aux opérations qui allaient s’accomplir. Ce n’est pas ici que je dois raconter sa joie, elle fut tout ce qu’on peut imaginer. Ses tristesses furent grandes aussi, mais mêlées de charme secret. Il se sentait avec plaisir devenu ce hussard des vieilles romances qui fait couler tant de larmes. Si la mort produit d’ingrates et insupportables douleurs, l’absence cause parfois des chagrins qui ont leur douceur et leur grâce. Ainsi pensait-il en quittant Paris. Au moment où ce récit commence, ses regrets n’étaient plus qu’un concert de sons lointains et voilés qu’il écoutait à certaines heures dans un recueillement plein d’attrait. Interrogez quelques rêveurs sensualistes, ils vous diront comme la vie matérielle, dans ses détails les plus grossiers, les plus infimes en apparence, se combine parfois avec la vie morale dans ce qu’elle a de plus délicat et de plus élevé. C’était surtout vers quatre heures, quand il vidait lentement un verre d’absinthe, que de grands yeux tout remplis de tristesse et de douceur s’ouvraient au fond de son cerveau. Alors il savourait en silence, ou au sein d’une de ces conversations étrangères en tout point au cœur, qui valent le silence pour la rêverie, le bonheur immoral du maître insouciant de Leporello. Le ciel ne permet pas longtemps de pareilles jouissances. Treize jours après la bataille d’Alma, le 3 octobre 1855, l’instrument de la justice divine à l’endroit du comte Régis Fœdieski était sur le sol de la Crimée.

Dieu me préserve d’imiter en rien la mise en scène des romanciers ; mais il faut pourtant que vous sachiez comment au début de