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ce qui peut se traduire en français par ces paroles, qui n’offriraient aucun sens bien plaisant aux oreilles des voluptueux sybarites : «Vous penseriez qu’il est dur d’être envoyé dans le monde pour y crever de faim et y faire cependant du mieux possible. »

Et pourtant tout ce tapage a son éloquence et sa grandeur; bien mieux, plus il est fort, et plus les habitans jouissent de la sécurité, car rien n’est sinistre comme le silence qui vient de loin en loin rompre ces clameurs continuelles de l’activité humaine. Ces jours-là, la ville tout entière est dans la rue ou aux fenêtres, des groupes animés se forment; puis, tout à coup, la foule s’élance et vient faire le siège de quelque manufacture soigneusement barricadée, et l’on n’entend plus alors que le bruit sourd que rendent les portes de fer sous la pression de la foule, le craquement du bois qui se fend et va céder, et, dans le lointain, le galop des chevaux, le cliquetis des armes, le son clair et métallique des fusils qui se chargent. Les dragons s’élancent le sabre au poing, les constables arrêtent quelques individus dans la foule qui se disperse, et la ville jouit pendant une demi-journée de ce demi-silence solennel qui enveloppe la nature après une tempête.

Le sud et le nord! deux sociétés très différentes, et dont nous n’avons aucune idée dans notre France, où ces deux sociétés très opposées l’une à l’autre vivent pourtant dans les mêmes lieux, où la société que j’appellerai historique occupe les mêmes provinces que la société manufacturière, et où cette dernière est un peu parsemée par tout le pays, au nord et au midi, à l’est et à l’ouest, où Rouen, la ville des vieux souvenirs gothiques, abrite à l’ombre de ses clochers et de ses abbayes les modernes palais de ses cotonnades, où Lyon, la ville catholique, mêle ses manufactures et ses boutiques à ses couvens et à ses chapelles. L’industrie chez nous s’est un peu installée partout, et la société traditionnelle continue jusqu’à un certain point à s’occuper dans son voisinage des choses qui lui furent chères autrefois et qui lui sont encore familières. Au contraire en Angleterre l’industrie est moins disséminée, elle a conquis des provinces entières où elle règne en souveraine. Dans les comtés du sud subsiste encore la vieille vie anglaise : là sont les monumens et les souvenirs; là vivent des populations agricoles depuis longtemps soumises, façonnées par l’aristocratie; là le gentleman a encore toute sa puissance; le clergyman est encore honoré des fermiers comme aux beaux jours de l’église anglicane; là florissent encore les deux universités avec toute leur culture classique. C’est la région où habite l’âme de la vieille Angleterre avec son mélange de libéralisme et d’aristocratie, c’est la patrie des esprits modérés, monarchistes et anglicans, l’appui du gouvernement constitutionnel