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Le gouvernement russe s’en est toujours beaucoup occupé ; depuis 1806 surtout, il avait fait à plusieurs reprises lever la carte du Danube, et à partir de 1840, dix-huit officiers russes parcoururent pendant plus de quinze mois la Bulgarie pour étudier les trois routes de Toulcha à Varna, de Routschouk à Andrinople par Janboli, et de Widdin à Philippopoli, au point de vue de la marche de trois corps d’armée, l’un de trente mille hommes, le second de soixante mille hommes, et le troisième de la même force que le premier, envahissant en même temps ce territoire. Toutes les étapes avaient été soigneusement déterminées ; les noms des villages, les ressources que les armées pouvaient trouver sur leur passage, tout avait été relevé avec une rare exactitude[1]. Les émissaires russes faisaient en même temps une propagande active. Tant que l’Autriche maintint en Orient une politique contraire à celle de la Russie, une initiative qui était un puissant obstacle aux projets des tsars, ou plutôt un antagonisme de rivalité en ce qui touchait les provinces de la Turquie d’Europe, le sourd travail de la Russie n’eut que des résultats partiels et n’amena que des insurrections locales facilement réprimées, ce qui ne donnait malheureusement pas à la Porte une inquiétude assez grande pour lui faire ouvrir les yeux ; mais depuis les événemens de 1848, l’Autriche, justement alarmée de sa situation intérieure, avait dû subir souvent, sans les approuver peut-être, les vues et les passions de sa trop puissante amie. L’Autriche avait cessé d’être pour la Porte un appui, et pour la Russie un obstacle en Bulgarie et en Bosnie.

La question des réfugiés, cette suite malheureuse de l’insurrection de Hongrie, avait apporté de nouveaux changemens et beaucoup d’aigreur dans les rapports du cabinet de Vienne avec le gouvernement ottoman. On eût dit que l’Autriche cherchait tous les moyens de nuire à la Turquie, et le mal que cette puissance peut faire à l’empire ottoman est considérable. D’ordinaire, par exemple, dans cet empire les populations catholiques ont été plus fidèles, plus soumises au sultan que les chrétiens des rites non unis, et cela s’explique bien aisément. Les catholiques rayas n’ont pas, comme les chrétiens grecs, hors des frontières de la Turquie, un chef spirituel disposant d’un pouvoir immense et attirant sans cesse leurs regards : le pape ne règne que sur les cœurs et les consciences, il ne

  1. Les lettres écrites par les officiers russes en mission étaient adressées au colonel de Grammont, qui prétendait appartenir à une ancienne famille de gentilshommes français, ancien aide-de-camp du général comte Kisselef, et qui resta en la même qualité auprès des hospodars de Valachie jusqu’à sa mort, qui eut lieu en 1851. M. de Grammont, après avoir reçu les lettres et en avoir pris connaissance, les faisait passer à Saint-Pétersbourg.