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Grande-Bretagne, il ne demandait et n’espérait même que la neutralité de la France. Il la croyait disposée à l’alliance russe et ne rendait pas justice à sa puissance militaire. À l’époque dont je parle, il est vrai, c’est-à-dire au sortir de l’affaire des réfugiés, dans les premiers mois de 1850, l’Angleterre jouait un rôle prépondérant en Orient. Plus tard Omer-Pacha prit de nous une tout autre idée, quand il vit l’armée française réunie à Varna et qu’il assista à la revue passée par le maréchal Saint-Arnaud, surtout quand il apprit la victoire de l’Alma et les sanglans triomphes d’Inkerman. Que doit-il dire après la prise de Sébastopol, maintenant qu’il voit la France, semblable à l’aigle de Shakspeare,

Towering in her pride of place !

La conduite d’Omer-Pacha répondait à ses discours. Il commettait des actes arbitraires, tels que les pachas s’en permettent quelquefois dans les provinces les plus reculées de l’empire. Ainsi, ses gens s’étant querellés au marché avec des Valaques, il avait fait arrêter ces derniers et les avait fait bâtonner devant son palais, sans autre forme de procès, et sans donner le moindre avis à l’autorité locale. Au théâtre, il faisait faire la police par ses soldats au bas de l’escalier par lequel il arrivait à sa loge, et cette police se faisait assez brutalement[1]. Comme gouverneur militaire de Bucharest, il croyait pouvoir infliger lui-même des punitions et faire acte de souveraineté sans ménager l’autorité de l’hospodar, tandis que les Russes, plus habiles,

  1. C’est surtout depuis qu’Omer-Pacha réunissait, par le départ de Fuad-Effendi pour Saint-Pétersbourg, les fonctions de gouverneur militaire à celles de commissaire impérial, qu’il se laissait aller à ces regrettables mouvemens de passion. Un soir il assistait avec sa femme, encore vêtue à l’européenne, à un concert où l’élite de la société de Bucharest s’était donné rendez-vous. À la fin du concert, l’aga de la ville, préfet de police, fit d’abord avancer la voiture d’Omer-Pacha comme celle du principal personnage présent à la soirée. On doit le dire, les préfets de police valaques déploient dans ces circonstances-là beaucoup plus de zèle et d’autorité que de dignité. Le public s’en trouve bien et eux aussi sans doute, mais pour cette fois M. Alexandre Plagino (c’était le nom de l’aga) fut bien mal récompensé des peines qu’il s’était données. Omer-Pacha ne se hâtait pas et descendait majestueusement les escaliers, donnant le bras à sa femme, pendant que d’autres personnes attendaient en bas avec impatience. Parmi elles se trouvait le consul-général de Russie, qui témoigna son mécontentement à l’aga. Celui-ci, ne voyant pas venir Omer-Pacha, donna l’ordre au cocher du muchir de faire place à celui de M. de Kotzebue ; mais à peine celui-ci est-il parti, que le muchir de Roumélie paraît et ne trouve pas sa voiture, qu’il dut attendre plus d’un quart d’heure, parce que, le passage étant très étroit, le cocher avait été obligé de faire un long détour pour venir reprendre la file. Omer-Pacha entra alors dans un véritable accès de fureur, traita l’aga, qui était un des gendres de l’hospodar, de coquin [spitzbube) et leva même la canne sur lui. Ce qui avait exaspéré Omer-Pacha, mais ce qui ne justifiait pas sa violence, c’était l’obséquiosité des autorités valaques pour les Russes dans toutes les occasions.