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d’affranchir l’agriculteur de la partie brutale de sa peine, de mettre tout le monde en possession du crédit, d’effacer les restrictions des lois commerciales. Dans tout cela, même ce qui est possible et juste est l’œuvre du temps, de la sagesse et d’une politique prévoyante.

Ainsi se succèdent les événemens publics, tandis que les hommes passent sur la scène et disparaissent comme pour marquer le cours des choses. Ces disparitions même ont parfois un caractère soudain et imprévu qui rend plus sensible le vide qu’elles laissent au milieu d’une société si accoutumée pourtant à voir les hommes se succéder avec une effrayante rapidité. En peu de jours, la mort a frappé l’amiral Bruat, M. le comte Molé et M. Paillet : l’homme de guerre ; l’homme d’état et le jurisconsulte ont été enlevés par un coup subit. L’amiral Bruat s’était fait remarquer ; il y a dix ans, par son intelligente activité dans les affaires de Taïti, dans ces affaires qui furent, si l’on s’en souvient, un événement, une petite question d’Orient entre la France et l’Angleterre. Envoyé aux Antilles après l’émancipation des esclaves, il s’était employé à adoucir cette périlleuse transition, et il arrivait dans la Mer-Noire au commencement de la guerre avec une expérience acquise mêlée à un ardent courage. On peut dire que l’amiral Bruat est mort, lui aussi, dans sa victoire, car nul n’avait plus contribué que lui à organiser, à décider le succès de nos armes par son énergie, par son impulsion. Nommé amiral, il n’a atteint à ce haut degré de la hiérarchie militaire que pour mourir au moment où il allait toucher les côtes de France. C’est à la vie politique qu’a été enlevé M. Molé. Bien que retiré de la scène, il avait gardé cette considération qui est le privilège d’une noble existence publique. Jeté enfant dans la révolution et ayant souffert par elle, parvenu aux affaires sous l’empire, ministre et pair sous la restauration, président du conseil sous Louis-Philippe, enfin simple membre de l’assemblée législative sous la république, M. Molé avait toujours occupé une grande place par ses lumières, par son expérience et sa droiture conciliante. Nul plus que lui ne pouvait exercer une haute influence dans la pratique du régime constitutionnel, où il portait la connaissance des choses et des hommes, une autorité tempérée de bienveillance. Cette influence, l’ancien président du conseil du roi Louis-Philippe l’a exercée longtemps, et on ne peut oublier son grand rôle dans des heures critiques de la dernière monarchie ; M. Mole avait la distinction éminente d’un autre temps avec l’esprit de notre siècle. C’est le représentant d’une génération qui s’en va. M. Paillet n’avait fait que passer dans la politique. L’homme marquant en lui était le jurisconsulte, l’orateur du barreau, et c’est au barreau même qu’il a été frappé comme un soldat. Chez M. Paillet ; le caractère égalait le talent, la conscience était au niveau des lumières. Chacun de ces hommes semblait représenter un talent ou un mérite de notre pays et de ce siècle.

On ne peut nier assurément qu’il ne se révèle une certaine poésie dans notre temps comme dans tous les temps de fermentation ; mais c’est une poésie éparse et confuse, que nul n’est parvenu à recueillir et à fixer. Elle est dans le mouvement des choses, dans les contrastes de la fortune, dans les luttes de la race humaine, livrée à toutes les influences et marchant, vers l’inconnu. Les spectacles s’accumulent derrière nous et devant nous, et, à mesure qu’ils se déroulent, on dirait que l’inspiration individuelle diminue