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de l’œuvre elle-même, qui, comme Minerve, sort toute complète du génie qui l’enfante, tandis que, comme le remarque encore Laplace, tout livre de science sera infailliblement surpassé en perfection par ceux qui partiront du point où l’auteur s’est arrêté. Les chants d’Homère et de Virgile, les tragédies de Racine, les compositions de Molière et de Shakspeare sont aussi peu susceptibles d’être retouchées et perfectionnées par la postérité que l’Apollon du Belvédère ou la Vénus de Milo. On ne peut pas appliquer aux œuvres de l’imagination ce que Bacon disait si bien des sciences : Les générations passent et le domaine de la science s’agrandit. Aussi l’admiration n’est point ici pour celui qui sait le plus, mais pour celui qui a su le premier. Newton a su le premier pourquoi les planètes voyagent autour du soleil sans être retenues et guidées dans le vide des cieux autrement que par leur pesanteur vers cet astre, de même que la lune escorte fidèlement notre globe sans autre lien et sans autre support que sa pesanteur — pesanteur identique avec celle qui précipite un corps lourd quelconque vers le centre de la terre. Il a vu la lune et le soleil soulevant les plaines océaniques pour amener deux fois par jour vers les rivages les flots des marées et les faire ensuite reculer par les mêmes périodes. Il a vu la cause du déplacement des équinoxes, qui fait tourner en deux cent soixante siècles tout le ciel étoile au travers de nos saisons. Il a trouvé la cause de plusieurs des irrégularités du mouvement de la lune, le plus capricieux et le plus indiscipliné de tous les corps célestes. Depuis Newton, Clairaut, d’Alembert, Euler et toute l’école de Lagrange et de Laplace ont été plus loin que lui. Ils ont plus fait et mieux fait que Newton ; mais il était le premier ! Pour prendre un autre exemple, compare-t-on pour l’honneur les voyages trans-atlantiques des steamers américains et anglais, qui mènent au Nouveau-Monde en une semaine et demie, avec le pauvre voyage de Christophe Colomb qui lui fit découvrir ce monde !

Vers le milieu du siècle dernier, les auteurs de l’Encyclopédie, pour appeler à des études sérieuses la société Française, qu’ils jugeaient trop adonnée à des occupations purement littéraires, imaginèrent d’appeler les bons esprits à chercher dans la nature, dans les arts, dans les ateliers, ce que la méditation, activée, par la nécessité de surmonter des difficultés matérielles, avait pu créer d’ingénieux, d’utile, de poétique même. Ce fut encore par millions que le livre de l’abbé Pluche sur le Spectacle de la Nature, eut des lecteurs. Tout le monde, sait que dans le plan nouveau des études françaises une part plus large est faite aux notions positives ; mais où placerons-nous la limite de ce qu’il faut nécessairement savoir et de ce. qu’on peut ignorer sans doute ?

Je crois qu’il faut ici, comme partout ailleurs, consulter l’expérience, et voir ce qu’en général dans la société tout le monde désire connaître, et aussi voir ce qui parait indifférent ou peu attrayant au plus grand nombre des esprits. La Bruyère a très justement dit qu’un homme bien élevé n’est pas humilié de ne pas comprendre dans tous ses détails le mécanisme d’une montre, parce qu’il sait que les ouvriers qui la font ne sont bien souvent que des manœuvres peu intelligens. Cependant, si à l’exposition universelle ou voit une petite pièce de notre célèbre Froment, l’artiste français par excellence, régler, au moyen de l’électricité de la pile, l’échappement des horloges avec