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avons tous rencontré des gens très suffisamment éclaires incapables de comprendre la grandeur morale d’un Loyola ou d’un Calvin, et traitant le premier comme un fourbe vulgaire, et le second comme un scélérat. Qu’est-ce que cela veut dire ? Sommes-nous donc devenus si pauvres que nous n’ayons plus aucune qualité qui corresponde à celles des hommes d’autrefois ? Non ; mais tout certainement s’est rapetissé, et l’étrange métamorphose qui s’est accomplie dans les sentimens humains, c’est que nous préférons les qualités secondaires aux qualités principales, et que nous les préférons parce que nous les comprenons mieux. Ainsi il est incontestable que nous comprenons mieux l’honnêteté que la vertu, la dévotion que la religion, le courage que l’héroïsme. Nous n’avons plus le sentiment de la grandeur, et nous ne la comprenons plus. Si on doit conclure de l’oubli des choses à leur disparition, il nous faudrait conclure alors qu’il ne s’écoulera pas un temps bien long avant que des caractères tels que ceux que nous présente l’époque choisie par M. Kingsley soient devenus aussi fabuleux qu’Hercule et que Jack le tueur de géans.

En sommes-nous là ? Non, je n’écrirai point une telle chose. Pareille conclusion ferait trop de plaisir à cette foule affairée de niaiseries coupables, affamée de plaisirs grossiers, avide de jouissances, qui dans le rapetissement des caractères voit déjà l’inauguration de son règne et nous apprête une tyrannie d’une nouvelle espèce, beaucoup moins belle que celle des rois et des moines, des nobles et des prélats. Non, la nature humaine proteste ; si elle a perdu son équilibre, elle le retrouvera : je n’en veux pour preuve que cette inquiétude, grande vertu que n’avaient pas les hommes d’autrefois et qui tourmente les meilleurs d’entre nous. Quand la nature humaine aura repris cet équilibre, je ne le sais pas ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il n’est pas possible que le monde appartienne dans l’avenir à d’autres personnes que celles qui l’ont gouverné dans le passé, c’est-à-dire à des hommes préoccupés de l’idéal religieux, préoccupés de la justice, préoccupés de la liberté. Et pour me résumer d’un seul mot je dirai : Les chevaliers ont toujours gouverné le monde, ils le gouverneront toujours ; l’idéal a toujours été la principale affaire des hommes, il la sera toujours.


EMILE MONTEGUT.