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mourant, et l’étendard ennemi était conquis. Le vieux Michel rassembla toutes ses forces, lança le drapeau loin du vaisseau qui sombrait de plus en plus, et alors se tint debout un moment, puis cria : vive la reine Bess ! cri auquel les Anglais répondirent par un hurrah qui déchira les deux. »


Rose Salterne fut en vain poursuivie ; son sort était irrévocable. Dans cette poursuite digne des temps de chevalerie, bien de nobles existences furent perdues, et entre autres celle de Frank Leigh. Le coup de foudre frappa l’excellent Salvation Yeo, et ce même coup de foudre enleva pour jamais la vue au brave Amyas Leigh, le héros du Devonshire. Néanmoins cette odyssée héroïque ne resta point sans récompense et sans compensation pour Amyas Leigh, car il lui dut l’heureux hasard qui lui fit rencontrer parmi les Indiens une jeune sauvagesse du nom d’Aycanora, et qui n’était autre que la petite fille que tant d’années auparavant Salvation Yeo avait porté dans ses bras, lorsque John Oxenham et l’épouse adultère de don Francisco Xarate erraient fugitifs, traqués de toutes parts, dans l’île des Perles. C’est cette enfant, recueillie au sein de la nature, qui devint l’épouse d’Amyas, et remplaça pour le héros aveugle tout ce qu’il avait perdu et qu’il ne devait plus retrouver, — une idole adorée, un frère chéri, une vie active, la mer et le danger.

Ce qui nous a surtout intéressé dans ce livre, composé avec les anciens documens historiques et qui n’est romanesque qu’à moitié, c’est le caractère des hommes de cette époque plutôt que leurs actions, simples manifestations extérieures de leur caractère : c’est là ce que nous avons voulu faire ressortir. Et maintenant une pensée singulière nous saisit : le moment n’est pas éloigné où toutes ces actions héroïques, où tout ce courage, ce dédain des privations, ces délicatesses de sentiment, seront devenus absolument incompréhensibles pour nous. Tout cela est encore de l’histoire, nous le comprenons tant bien que mal ; mais à l’étonnement que nous causent ces actions et ces caractères, il est évident que le jour approche peut-être où l’on regardera comme fabuleuses les choses que nous regardons encore comme naturelles. Combien de faits et d’hommes que nous ne comprenons plus déjà sans un énorme effort d’esprit ! Qui oserait espérer, par exemple, aujourd’hui de rendre justice à l’Espagne du XVIe siècle ? Personne peut-être. M. Kingsley se plaint lui-même que ses contemporains ne comprennent plus leurs ancêtres du temps d’Elisabeth. Un autre écrivain anglais a mis en lumière les actes des puritains et de Cromwell avec une fidélité scrupuleuse, et tous ceux qui ont lu le livre sont restés frappés de stupeur devant cette image ressemblante d’un temps qui est si près de nous. Nous