Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le gentilhomme espagnol a été nomme gouverneur, et tous les chevaliers de l’ordre de la Rose, les deux frères Leigh en tête, se mettent en mer pour courir à la recherche de l’Espagnol, et venger sur lui l’insulte qu’il a faite à l’Angleterre, à la ville de Bideford et à la religion protestante.

Cette odyssée chevaleresque occupe les deux tiers du récit et se déroule avec un incomparable éclat. La nature et l’homme y luttent ensemble d’intérêt. L’un après l’autre se dressent sous nos yeux les paysages du Nouveau-Monde ; les combats succèdent aux combats ; c’est pour ainsi dire un feu roulant et ininterrompu d’héroïsme et de beauté. Les vaisseaux espagnols sombrent en déroulant l’étendard catholique ; les marins anglais tombent sous le fer et le feu de l’ennemi en criant : Vive la reine ! Les actes héroïques y sont tellement multipliés, que nous hésitons à en choisir un entre mille pour le placer sous les yeux du lecteur. Cependant il en est un, simple épisode dans le récit, qui donne à la fois une idée exacte et de l’héroïsme de l’ancienne Espagne et de l’héroïsme de l’ancienne Angleterre. Un vaisseau espagnol criblé par le vaisseau d’Amyas va sombrer, et le capitaine anglais invite le capitaine espagnol à se rendre.


— « Señor, cria Amyas au capitaine en ôtant son chapeau, pour l’amour de Dieu et de ces hommes, cédez, rendez-vous de bonne guerre.

« L’Espagnol se découvrit, il s’inclina gracieusement et répondit : — Impossible, señor, rien n’est de bonne guerre qui peut tacher mon honneur.

« — Que Dieu ait pitié de vous alors !

« — Amen ! répondit l’Espagnol en faisant le signe de la croix.

« Le vaisseau se fendit horriblement et enfonça sous la vague montante, précipitant dans les flots son équipage ; rien plus n’était visible que le haut de sa poupe, et là se tenait debout le rigide et inflexible gentilhomme espagnol, revêtu d’une armure noire et brillante, insensible comme une statue d’airain, tandis qu’au-dessus de lui le drapeau qui réclamait l’empire des deux mondes faisait flotter ses bandes d’or étincelantes sous le soleil du tropique.

— « Il n’emportera pas son drapeau en enfer avec lui ; je l’aurai, quand cela devrait me couler la vie, dit Will Cary, et il courut pour sauter à bord du vaisseau ennemi ; mais Amyas l’arrêta :

— « Laissez-le mourir comme il a vécu, avec honneur.

« Une étrange figure sortit tout à coup de la foule confuse des marins qui criaient et se débattaient au milieu des vagues, et s’élança vers l’Espagnol : c’était Michel Heard. Le capitaine, qui se tenait auprès de lui, plongea son épée dans le corps du vieillard ; mais la hache du matelot brilla néanmoins. Le coup frappa juste et traversa le casque et fendit la tête, et lorsque Heard se releva, saignant, mais vivant encore, le cadavre revêtu d’acier roula du pont dans les vagues. Deux coups de plus frappés avec toute la fureur d’un