Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

révolte à demi, cède cependant ; mais les Espagnols arrivent, et il faut fuir dans l’intérieur, où était déjà M. Oxenham. C’est là, traqués de toutes parts, plongés dans l’incertitude et environnés de dangers, que les deux amoureux tinrent cette incroyable conversation que la folie des passions peut seule inspirer. Il s’agissait d’échapper, et la dame y conseillait pour l’équipage, mais non pour elle et son amant. — Voyez, disait-elle, tout autour de nous est le paradis. Ne vaudrait-il pas mieux rester ici, vous et moi, et les laisser partir en emportant l’or et tout le reste ? — Ceux qui vivaient dans le paradis, répondit M. Oxenham, n’avaient pas péché comme nous l’avons fait, et n’étaient pas menacés de devenir vieux comme nous le deviendrons. — Et elle : — S’il en est ainsi, il y a assez de poisons dans les bois pour nous faire mourir dans les bras l’un de l’autre, comme il eût été désirable qu’il plût au ciel de nous faire mourir il y a sept ans. — Non, mon adorée. Il y va de mon honneur de tenir mon engagement avec les hommes que j’ai conduits ici, et de rapporter en Angleterre une partie au moins de ma prise, comme preuve de ma valeur. — Alors elle, souriant : — Ne suis-je donc pas une assez belle prise et une preuve suffisante de votre valeur ? — M. Oxenham, laissant la dame et la petite fille, repartit donc pour aller arracher aux Espagnols le trésor qu’ils avaient repris. Le sixième jour, on le vit revenir avec une quinzaine d’hommes malades ou blessés, et criant : « Tout est perdu ! » Le lendemain, les Espagnols apparurent et vinrent les forcer dans leur retraite. Il fallut fuir ; les malheureux survivans de ce désastre étaient à peine capables de se tenir sur leurs jambes, tant ils étaient accablés par la fatigue et la faim. Ils errèrent néanmoins dans l’île comme des renards ou des daims traqués par les chiens, laissant chaque jour un des leurs couché pour toujours au bord d’un ruisseau, au pied d’un arbre, à l’entrée d’une grotte ou sous l’abri d’un buisson, et abandonné à la garde des vautours, qui, planant sur les moribonds, attendaient le départ de l’âme pour se repaître du corps. On marcha, on marcha jusqu’au moment où les forces manquèrent, la belle dame sans chaussure et les pieds sanglans, la petite fille presque nue. Enfin il ne resta plus de tout l’équipage que Salvation Yeo et un autre matelot. On se nourrit de fruits cueillis sur les arbres, on dormit sous la voûte des cieux, sommeils pénibles et troublés que la belle dame secouait souvent en poussant des cris de terreur, et en demandant si on n’entendait pas dans le lointain les aboiemens des chiens espagnols. La pensée du suicide vint se présenter aux malheureux. — Pourquoi, dit M. Oxenham, ne mourrions-nous pas comme des hommes, en nous perçant de nos armes ? — Mais Salvation Yeo était condamné à vivre encore, car une vieille sorcière lui avait prédit qu’il mourrait sur mer et pas ailleurs ; le second