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que je vous regarde encore. Ô belle sainte Vierge, quel amour ! Qu’elle est brave et galante ! Je me sens vingt ans de moins et je veux danser à la noce.

À la sortie, la Damiane reconduisit ses hôtes jusqu’aux aires, et tout en parlant avec eux, elle coupait une brassée d’herbes avec sa faucille. Espérit alla chercher la carriole. Pour l’attendre, on s’assit à l’abri du vent, au bas du gerbier. La Damiane était entre Marcel et Sabine ; les nuages tournoyaient chassés par la bise ; un rayon de soleil vint éclairer ce groupe. Espérit s’arrêta tout ravi. — Arrive donc ! lui cria le lieutenant, que fais-tu là-bas planté dans les cailloux ? tu es plus bête que la Cadette.

La Cadette crut qu’on l’appelait, elle arriva en trottinant et se mit à brouter les verdures dans le tablier de la Damiane.

On se quitta au bas de la calcule. Espérit fit route avec les Cazalis jusqu’à la croisette des Sables, et rentra silencieux et rêveur au château des Saffras. Il y avait plus d’une année qu’Espérit avait laissé de côté ses sculptures, car cette statue de Pompée, qui avait figuré à la Mort de César, n’était qu’un vieux saint Pierre datant de cinq ou six ans, et qu’il avait tant bien que mal transformé en Romain en quelques heures de travail. Tout à sa tragédie, à ses inquiétudes d’esprit, à ses amitiés, il avait laissé là tous ses projets.

Il vint à son hangar pour chercher quelque vieillerie à offrir à son ami Marcel. Toutes les ébauches gisaient sur le sol, dans la poussière, et les araignées filaient leur toile sur ces morceaux de sculpture. À première vue, Espérit fut frappé et comme stupéfait de la gaucherie, de la lourdeur, de la maladresse de ces œuvres informes qu’il avait conçues, exécutées avec tant d’amour, de labeur et d’espoir. Après les avoir laissé dormir si longtemps, il les jugeait en étranger, avec un sens critique très vif. Il s’étonnait de toutes les idées neuves que la vue de cet art grossier suscitait en lui. En se jouant, à son insu, sans qu’il y pensât pour ainsi dire, il se trouva de la terre glaise dans les mains ; ses mains impatientes voulaient agir, et tout prenait une forme inattendue, souple et élégante sous ses doigts. Il s’amusait à ce travail sans but, sans dessein arrêté, modelant au hasard des feuillages, des volutes, des coquillages, et voilà que tout à coup, au milieu de ces jeux, de ces fantaisies oisives, il se sentit un grand élan ; des formes idéales, pures et fières, passèrent devant ses yeux comme des apparitions ; son cœur battait violemment. Cette beauté, dont il avait la vision, pouvait-il l’atteindre, la saisir et la fixer ? Il courut à son argilière, haletant, enfiévré, comme si le temps allait lui échapper. Il se mit à pétrir la terre ; la terre s’assouplissait et s’accentuait vivement sous ses doigts. Avec une aisance, une liberté, une décision dont il était étonné, il s’emparait de son idée, il la dominait, il la