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des invitations secrètes à la vie vraie, à la simplicité : du fond de son être il entendit cet appel, il s’y refusa avec colère, et, se frappant lui-même avec une dureté orgueilleuse, s’exaltant dans ses mépris, refoulant plus bas encore ce qu’il avait méconnu, rejeté, toutes ces choses pures et naïves qui s’efforçaient de renaître en lui, d’un cœur hautain, par un libre choix, il marcha droit à sa destinée nouvelle.

L’orage venait d’éclater. Lucien traversa toute la plaine au galop. Il courait avec joie au milieu de la tempête ; les éclairs déchiraient le ciel : dans ces ténèbres de la vallée, il eut comme une vision lumineuse de sa vie agrandie. Il se sentit des énergies inconnues, et d’un dessein hardi il lançait ses ambitions et ses passions libres à travers le monde dans une course ardente, comme ce cheval fougueux qu’il faisait bondir sous lui, les flancs ensanglantés par l’éperon.


IV.

Dès que Marcel s’était trouvé en état de supporter la route, on l’avait transporté à Seyanne. Pendant toute la convalescence, Espérit resta chez les Sendric pour aider aux travaux de la maison, et lorsque son camarade fut tout à fait rétabli, il garda l’habitude devenir chez lui tous les jours.

Les grands travaux d’automne étaient terminés, et les ouvrages de la maison ne leur prenant plus tout leur temps, ils mettaient à profit ces heures de liberté pour travailler ensemble. Marcel s’était remis à ses machines, il s’était établi avec Espérit dans le hangar, et d’un grand courage il reprenait une à une les études du vieux Sendric ; il avançait lentement, patiemment, et la lumière commençait à pénétrer dans ce chaos. Espérit l’aidait de son mieux. Il lui était souvent d’un grand secours, non qu’il eût l’esprit très net et très dégagé ; mais comme il avait vécu dans l’intimité du Mitamat, il avait entendu mille fois ses explications, car le Mitamat avait été un grand raconteur de projets, et dans ses discours enthousiastes il avait une lucidité qu’il ne retrouvait plus dès qu’il touchait à l’application. À l’aide de ces souvenirs si vivans, Marcel retrouvait les traces disparues des idées heureuses enfouies sous mille complications subtiles ; il ressaisissait le fil invisible.

Tous les jours des rapports plus étroits les rapprochaient, et leurs esprits si différens d’allures ne s’entrechoquaient en rien. Ces distances que des hasards d’éducation avaient établies entre eux, Marcel les effaçait de son mieux, avec une adresse aimable, sans orgueil secret, naïvement, d’instinct, par le mouvement naturel d’un