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III.

À la suite des troubles de Lamanosc, la justice s’était transportée dans les villages, et une instruction fut commencée. Sambin et les plus mutins de la bande furent gardés une quinzaine en prison. Il fiait de nouveau question de la dissolution des chambres, on se croyait à la veille des élections générales, c’était la grosse affaire du moment, et tous les partis usaient de ménagemens. Toutes sortes d’influences se mettant en jeu, se croisant, s’entre-croisant, les prisonniers furent relâchés avec des menaces terribles, et l’enquête fut abandonnée.

L’avocat Mazamet n’avait pas renoncé à l’espoir de conquérir le maire de Lamanosc. Plusieurs fois Lucien était revenu à la charge, et l’oncle s’emportait en invectives, en menaces ; il jurait qu’il déshériterait Lucien, s’il remettait les pieds aux Rétables. L’avocat ne se décourageait pas, et le lendemain de la bataille il se fit bravement annoncer chez Marins. Le maire, tout contusionné, gardait le lit : — Je n’y suis pas, surtout pour lui ! cria-t-il du fond de son alcôve. Mazamet était déjà entré. Tirart l’injuria, Mazamet reçut en riant ces rebuffades et ces ruades, et subtilement il se mit à envelopper ce bourru, ce lourdaud, avec toutes ses grâces, ses adresses, ses finesses. En moins d’une heure, Tirart fut pris et retourné. Enlacé par ces mains agiles, il se débattait encore de son mieux, durement, gauchement : il revenait sur de vieux griefs oubliés, réfutés ; il oubliait les vrais. Il perdit la tête, et sans s’engager formellement avec Mazamet, sans lui promettre de voter pour lui, il finit par accepter une invitation aux Rétables. C’était là le point important ; une fois aux Rétables, Mazamet en faisait son affaire. L’avocat raconta toute cette histoire à Lucien, très gaiement, très spirituellement, et le jour où Tirart, quoi qu’il en eût, se décida à venir dîner chez Mazamet, l’avocat dit très courtoisement à Lucien : — C’est à vous, à vous seul que je dois ce succès !

L’oncle Tirart fut accueilli comme un vieil ami. Les personnages les plus importans de la société des Rétables le traitèrent avec déférence. On lui parla politique, on l’aboucha pour une vaste affaire de laines avec un grand industriel de Marseille ; enfin le terrible mémoire fut jeté au feu sous ses yeux, et Mazamet alla jusqu’à lui promettre la dissolution prochaine de ce factieux conseil municipal de Lamanosc. Tirart revint aux Piquenierres ébloui, charmé, tout enfiévré de nouvelles ambitions.

Mazamet vivait avec Lucien dans la plus grande intimité. Il n’avait plus de secrets pour lui, et le tenait au courant de ses projets, de ses