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la réalité, des exigences de la pratique, des variétés infinies de la vie courante. L’ordre de Zounet contrastait avec ce machinisme idéal ; elle plaçait tous les ustensiles à sa portée, pêle-mêle, dans une confusion apparente, pour mille raisons tirées de l’expérience et des nécessités du service ; elle ne s’en rendait pas compte et s’y reconnaissait très bien.

Tistet entra dans cette cuisine comme un arpenteur dans une forêt vierge. Il procéda d’abord par de grandes éclaircies en ligne droite, classant et divisant par zones. Il dessina des figures géométriques sur le mur ; sur toutes ces lignes tracées au charbon, il planta des clous à distances égales, et tous les ustensiles se trouvèrent ainsi disposés comme des armes dans un arsenal. Il fallait que la Zounet fût bien abattue, bien navrée, pour que le sergent pût appliquer ainsi sans bataille ses utopies mathématiques. Rien ne l’étonnait plus, elle s’attendait à tout. Tistet lui aurait ordonné de s’habiller en cantinière, elle aurait obéi. Sans son attachement profond pour les Cazalis, la Zounet serait partie sous le coup de ces dernières humiliations. Elle pleurait nuit et jour, et dans les longues lettres qu’elle dictait au professeur Lagardelle, elle informait sa maîtresse de tous ses malheurs et pressait instamment son retour. En sa qualité de vaguemestre général, Tistet s’emparait des lettres, les lisait et les jetait au feu. Le sergent avait tout à fait perdu ses scrupules en matière de correspondance depuis le jour où il avait vu Mlle  Blandine applaudie et félicitée en présence de l’officier de gendarmerie pour avoir écrit une circulaire au nom de M. Cazalis et signée de son nom. En même temps, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, il supprimait toutes les lettres adressées à la Zounet par la tante. De la sorte il était maître de la situation, et toutes ces révolutions s’accomplirent sans que Mlle  Blandine en eût connaissance. Le lieutenant était au comble de la joie ; personne n’osait le contredire, tous ses désirs étaient prévenus ; il allait et venait cà sa fantaisie, et comme il se déchargeait de tous les soins sur le sergent Tistet, il jouissait de toutes les douceurs du despotisme sans que sa paresse en souffrît en rien. Il usait avec délices de sa grande liberté, et par momens il croyait rêver en comparant sa vie actuelle à ces terribles matinées que lui faisait passer Mlle  Claudine.

Après midi, Mlle  Blandine était une personne fort aimable, aumônière, obligeante, avenante, attentive à toute sorte de bons offices. Quoique très parcimonieuse, elle donnait des deux mains à tous les malheureux. Elle avait sa bourse secrète pour les œuvres de charité, et si très souvent M. Cazalis faisait maigre chère dans la semaine, c’était parce que sa sœur Blandine avait fait danser l’anse du panier au profit des pauvres. Tous les jours, en sortant de table,