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sociale de son empire, mieux vaudrait n’avoir à opérer que sur un territoire restreint, à agir sur une population moins considérable, mais homogène, dévouée en raison de la communauté de race, de langue, de religion, que d’avoir à exécuter cette réforme immense en face de peuples divers, sujets douteux et sourdement hostiles. De son côté, la nation russe, dégagée de tout mélange perturbateur, cheminerait plus librement dans les voies qui lui sont tracées par sa situation, ses besoins et ses facultés, et pourrait améliorer ses institutions au sein de la paix, en se modelant de son mieux sur les nations plus avancées.

Il reste d’ailleurs à la Russie un vaste champ d’expériences où elle pourra poursuivre l’application du système de conquête, sans danger pour les améliorations intérieures qui lui seraient acquises, comme sans menace pour l’Europe. Il est dans le nord de l’Asie de grands territoires où une œuvre de colonisation pacifique réclame son activité, où elle peut déployer une énergie féconde dans le double travail de la culture et du peuplement. Du côté de l’Europe aussi, la Russie peut ouvrir à son commerce des voies nouvelles. La Mer-Noire, sous un régime de paix et de liberté, semble en effet devoir acquérir une importance capitale pour l’industrie européenne. Le commerce russe y descendrait par le Volga et le Don, aisément réunis, — celui de l’Allemagne par le Danube, et Galatz deviendrait un jour la rivale de Trieste. La Crimée enfin cesserait d’être une menace pour Constantinople, et deviendrait l’entrepôt général de l’Europe dans ses rapports commerciaux avec l’Asie centrale.

Est-il besoin de faire remarquer que nos regards se portent ici sur un horizon bien lointain ? Arrivé au terme de cette étude, nous ne pouvions nous abstenir cependant de faire entrevoir quelques-unes des conséquences qu’aurait le système de paix pour la Russie, après avoir consacré nos efforts à montrer ce qu’y a produit le système de guerre. Notre but a été d’opposer les vrais intérêts de la Russie à la politique du tsarisme. On a vu comment s’était formée cette politique, dont Ivan IV, après l’expulsion des Tartares, concevait la première idée, dont Pierre Ier arrêtait le plan, dont Catherine II hâtait les progrès, et dont l’Europe combat aujourd’hui les manifestations dernières. Il est inutile d’insister sur ce qu’a de redoutable l’établissement russe dans ses limites actuelles. Ce qu’il importerait surtout d’obtenir, c’est que la guerre ne servît pas uniquement à l’Europe occidentale, c’est qu’elle préparât pour l’Europe du nord l’établissement d’un système où la Russie, rendue à son domaine naturel, trouverait la véritable garantie de son progrès moral et de son développement matériel.


Aug. PICARD.