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religieusement suivi cette tradition de bienfaisance et de désintéressement. C’est dans ces domaines privilégiés qu’on rencontre des paysans enrichis, des demeures de serfs ornées de colonnades de plâtre. Ce ne sont pas ces seigneurs si humains qui vendraient leurs jeunes esclaves : ils en appellent quelquefois des centaines pour le service domestique de leurs habitations princières à Saint-Pétersbourg ou à Moscou ; mais dès que ces jeunes gens sont en âge de se marier, le maître défère ordinairement à leur vœu et les renvoie par couples au village, où ils vont grossir le nombre des colons.

Il semble que sur ces terres et parmi ces populations placées dans des conditions si favorables (malheureusement exceptionnelles), la servitude ne puisse présenter aucun de ses aspects hideux. Hélas ! il est des institutions vicieuses que rien ne peut corriger, et voici ce qui arrive, non pas exclusivement sur ces heureux domaines, mais là plus souvent qu’ailleurs. Le père de famille qui s’enrichit en cultivant avec les siens un lot déterminé, une étendue de terre limitée, calcule qu’il lui serait facile d’en exploiter davantage et que son profit annuel s’en accroîtrait en proportion. Son fils aîné est en service à Moscou, chez le prince : quand il reviendra, il s’établira pour son propre compte, et il n’y aura pas à partager avec lui ; mais son second fils n’a que dix ans : s’il peut le faire admettre comme bon à marier, il obtiendra un lot de terre pour ce nouveau colon, et l’exploitera à son profit jusqu’à ce que celui-ci soit en état de le cultiver lui-même. Il le propose donc à l’intendant du bon seigneur, comme un jeune homme à pourvoir. L’intendant, qui a des terres disponibles et qui ne voit dans ce mariage précoce que l’accroissement de revenu qui en résultera pour son maître, n’a garde d’élever la moindre objection. Quant au pope ou prêtre qui doit consacrer le mariage, il est parfaitement aux ordres du seigneur, de l’intendant et de tout colon qui veut bien lui faire un cadeau pour l’eau-de-vie (na vodkou), en sus du casuel alloué pour la cérémonie. Le mariage de l’enfant est célébré sans difficulté. Toutefois, si l’époux n’est pas nubile, l’épouse l’est ordinairement ; elle entre dans la famille, et en attendant que son mari grandisse, c’est le beau-père qui le remplace auprès d’elle, et de ces rapports incestueux, de ces ménages sans nom, il résulte qu’à peine le jeune mari a-t-il de la barbe, il se voit déjà entouré d’enfans ayant toutes leurs dents. Il ne se plaint pas, car dans quelques années il agira lui-même, comme a fait son père, et l’on conçoit que sa femme n’y trouvera pas à redire, l’usage lui étant connu par expérience et les profits qu’il rapporte lui tenant lieu de moralité. Je ne saurais dire si cette promiscuité systématique est plus ou moins révoltante que celle des esclaves noirs. Je regrette d’ajouter qu’il est impossible que le seigneur ignore ce qui se passe